La Grande Muraille de Chen Fu

ju yong die cui
Raide comme une lame est le précipice haut;
Entre les rocs moussus ne vole aucun oiseau.
Les vieux arbres n’ont jamais de feuilles vertes;
Même en juillet la terre de neige est couverte.
Dans le sable froid la route est ensevelie;
Les chameaux gémissent dans la brume jaunie.
Au cri des oies sauvages, l’air s’éveille vite;
Le vent incline l’herbe et la lune est petite.

Poème chinois

「居庸叠翠」
断崖万仞如削铁,鸟飞不渡苔石裂。
嵯岈枯木无碧柯,六月不阴飘急雪。
塞沙茫茫出关道,骆驼夜吼黄云老。
征鸿一声起长空,风吹草低山月小。

陈孚

Explication du poème

Ce poème, composé durant la période Jin-Yuan, prend pour thème l'une des "Huit Vues de Pékin" - les "Verts Superposés de Juyong". Toutefois, loin de se limiter aux teintes émeraude, Chen Fu en révèle plutôt l'austérité : la passe Juyong, verrou stratégique surnommé "barrière céleste", gueule minérale entre la Chine centrale et les steppes. D'une encre à la fois vigoureuse et subtile, le poète dépeint ces paysages sublimes et désolés, où résonnent autant les perceptions visuelles qu'auditives, dans le pur style des poèmes de frontière.

Premier distique : « 断崖万仞如削铁,鸟飞不渡苔石裂。 »
Duàn yá wàn rèn rú xuē tiě, niǎo fēi bù dù tái shí liè.
Falaise abrupte - dix mille brasses taillées dans l'acier,
Oiseaux rebroussant chemin, mousses et rocs lézardés.

Ce distique inaugural frappe par sa verticalité vertigineuse. La comparaison "taillées dans l'acier" (如削铁) souligne la dureté minérale, tandis que "dix mille brasses" (万仞) hyperbolise l'altitude. L'échec des oiseaux à franchir l'obstacle rappelle le "Le chemin de Shu est plus dur que monter au ciel" de Li Bai. Les "rocs lézardés" (苔石裂), détails archéologiques, inscrivent cette barrière dans une temporalité géologique.

Second distique : « 嵯岈枯木无碧柯,六月不阴飘急雪。 »
Cuó yá kū mù wú bì kē, liù yuè bù yīn piāo jí xuě.
Pic décharné - arbres morts sans rameaux verts,
Juillet sans ombre où tourbillonne une neige crue.

Le poète accentue l'âpreté du site : "pic décharné" (嵯岈) évoque une dent cariée, les "arbres morts" (枯木) signalent l'absence de vie. Le paradoxe climatique - chute de neige en plein été - révèle la violence des éléments. L'adjectif "crue" (急) restitue la morsure du vent glacé, engageant presque une synesthésie.

Troisième distique : « 塞沙茫茫出关道,骆驼夜吼黄云老。 »
Sài shā máng máng chū guān dào, luòtuo yè hǒu huáng yún lǎo.
Sables frontaliers à perte de vue sur la route de la passe,
Chameaux hurlant dans la nuit, nuages jaunes vieillis.

Transition vers l'au-delà de la Grande Muraille. Les "sables frontaliers" (塞沙) déploient l'infini désertique. Le "hurlement nocturne" (夜吼) des chameaux, rupture sonore dans le silence, introduit une dimension presque mythologique. L'oxymore "nuages vieillis" (云老) personnifie les éléments, suggérant l'accumulation séculaire des poussières.

Quatrième distique : « 征鸿一声起长空,风吹草低山月小。 »
Zhēng hóng yī shēng qǐ cháng kōng, fēng chuī cǎo dī shān yuè xiǎo.
Une oie migratrice crie dans le ciel immense,
Vent courbant les herbes - lune minuscule sur les monts.

Clôture en apesanteur. Le cri solitaire de l'oie (征鸿) résonne comme un appel d'outre-monde. L'image du "vent courbant les herbes" renvoie au "Chant des Steppes" (敕勒歌) des Wei du Nord, archétype de la poésie nomade. La "lune minuscule" (月小), par un effet de perspective vertigineuse, rapetisse l'astre devant l'immensité terrestre, réduisant l'humain à l'échelle d'un atome cosmique.

Lecture globale​

Bien que titré « Émeraudes superposées de Juyong », ce poème ne célèbre pas la beauté des verts montagneux, mais dépeint avec des traits vigoureux la dangerosité, l’âpreté et la grandeur majestueuse du passage de Juyong. Le poète déploie une perspective quasi cinématographique, passant des falaises abruptes aux reliefs montagneux, puis aux caprices météorologiques et aux configurations géologiques, pour finalement révéler l’immensité désertique au-delà de la passe et la silhouette solitaire d’une oie sauvage dans le lointain ciel. Chacun des quatre distiques est ciselé, chaque vers empreint de force, créant non seulement de puissantes images, mais aussi une atmosphère sonore et dynamique, alliant mouvement et immobilité, caractéristique de la poésie des marches frontalières. Le poème combine la grandeur tragique des œuvres tangoises des confins avec le regard réaliste et ancré des Yuan, offrant une œuvre typique où description concrète et évocation lyrique se complètent.

Spécificités stylistiques​

  • Une composition claire et une progression spatiale naturelle : Les quatre distiques passent de l’intérieur de la passe de Juyong aux déserts extérieurs, du proche au lointain, des hautes montagnes aux plaines, avec une transition spatiale fluide et ordonnée.
  • Alliance du mouvement et de la stase, son et image unis : Les « rugissements nocturnes », « l’oie migratrice » et la « neige fouettante » apportent une dimension sonore immersive ; tandis que les « falaises abruptes », les « nuages jaunes » et la « lune montagnarde » forment des images picturales d’un impact visuel saisissant.
  • Un choix lexical précis et évocateur : Des expressions comme « tranchant le fer », « la pierre moussue se fend », « nuages jaunes vieillis » ou « lune montagnarde minuscule » témoignent d’une inventivité unique, renforçant la puissance expressive du poème.
  • Une atmosphère vaste et une résonance intemporelle : Bien que décrivant des scènes concrètes, le poème laisse sourdre une méditation sur la petitesse de l’homme face à la grandeur de la nature et l’écoulement infini du temps.

Éclairages

Ce poème nous rappelle qu’une observation sous différents angles peut révéler des facettes insoupçonnées de lieux pourtant familiers. Le passage de Juyong n’est pas qu’un site pittoresque : c’est aussi un poste frontalier périlleux, un lieu aux conditions climatiques extrêmes. À travers une description précise et une composition magistralement structurée, le poète nous fait ressentir intensément l’immensité et la rudesse de l’environnement naturel, ainsi que la vulnérabilité humaine. Dans notre approche contemporaine du beau, nous devrions également dépasser les apparences esthétiques pour explorer les dimensions historiques, culturelles et écologiques sous-jacentes. Le poète, en peignant les paysages des confins, exprime une intériorité à la fois austère et profonde, offrant un choc visuel et une résonance spirituelle durables.

Traducteur de poésie

Xu Yuanchong(许渊冲)

À propos du poète

Chen Fu (陈孚, 1240 - 1303), originaire de Linhai dans le Zhejiang, est un poète de la fin des Song et du début des Yuan. Après la chute des Song, il vécut en reclus, refusant de servir la nouvelle dynastie. Son œuvre, empreinte de nostalgie pour son pays perdu, présente un style proche de celui de Lu You, mais plus âpre et abrupt. Figure majeure des poètes loyalistes des premiers Yuan, il est, avec Wang Yuanliang et Xie Ao, l’un des « Trois Héros du Zhejiang oriental ».

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