Je vaguais dans la capitale au temps passé.
Epris du clair de lune à minuit qu’on a chanté.
L arbre était éclairé de bougie nuit et jour,
La fleur ivre de rosée ne savait que l’amour.
Les dandies de l’ouest s’attardaient dans le lit;
Les belles du sud faisaient tout sans souci.
Tout s’évapore en rêve au temps de guerre,
Le couchant ne voit que l’eau couler aux rivières.
Poème chinois
「忆昔」
韦庄
昔年曾向五陵游,子夜歌清月满楼。
银烛树前长似昼,露桃花里不知秋。
西园公子名无忌,南国佳人号莫愁。
今日乱离俱是梦,夕阳唯见水东流!
Explication du poème
Ce poème est l'une des œuvres emblématiques de Wei Zhuang, où il évoque les temps troublés et se remémore les rêves passés de Chang'an. Né à la fin de la dynastie Tang, Wei Zhuang a été témoin des bouleversements dynastiques, du déclin de l'empire et des souffrances du peuple. Voyant le monde sombrer dans la décadence et la cour s'adonner à la débauche, son cœur s'est empli d'une indignation profonde. À travers le souvenir de la splendeur passée de Chang'an, il oppose la réalité de la ruine et du chaos. Le poème commence par une description de prospérité, mais cache en réalité une satire acerbe, utilisant le passé pour critiquer le présent et la beauté pour exprimer le chagrin, révélant ainsi ses profondes inquiétudes face à l'obsession des nobles pour les plaisirs et au déclin inexorable du destin national.
Premier couplet : « 昔年曾向五陵游,子夜歌清月满楼。 »
Xī nián céng xiàng wǔ líng yóu, zǐ yè gē qīng yuè mǎn lóu.
Jadis, j'ai visité les domaines fastueux de Wuling ; Au cœur de la nuit, des chants purs résonnaient sous la lune inondant les pavillons.
Le poète commence par « xī nián » (jadis), évoquant la prospérité passée de Chang'an. « Wǔ líng » désigne à l'origine les tombes impériales des Han, mais ici, il symbolise les quartiers résidentiels des nobles de Chang'an, incarnant leur luxe ostentatoire. « Zǐ yè gē qīng » (chants purs au cœur de la nuit) et « yuè mǎn lóu » (lune inondant les pavillons) forment une image paisible et belle, mais en réalité, ils révèlent une satire subtile des nobles qui se complaisaient dans les festivités nocturnes, indifférents aux malheurs de la nation.
Deuxième couplet : « 银烛树前长似昼,露桃花里不知秋。 »
Yín zhú shù qián cháng sì zhòu, lù táo huā lǐ bù zhī qiū.
Devant les arbres, les chandelles d'argent prolongeaient le jour ; Parmi les fleurs de pêcher rosées, l'automne passait inaperçu.
Ce couplet poursuit la description de la vie dissolue des nobles, où les lumières des bougies effaçaient la frontière entre le jour et la nuit. « Cháng sì zhòu » (prolongeant le jour) symbolise leur aveuglement et leur ivresse ; « lù táo huā » (fleurs de pêcher rosées) évoque la beauté des courtisanes, tandis que « bù zhī qiū » (l'automne inaperçu) souligne leur ignorance des changements de saisons et des vicissitudes du monde. Cette vie de débauche, déconnectée de la réalité et des responsabilités, est décrite avec des mots élégants, mais la satire n'en est que plus mordante.
Troisième couplet : « 西园公子名无忌,南国佳人号莫愁。 »
Xī yuán gōng zǐ míng wú jì, nán guó jiā rén hào mò chóu.
Dans les jardins de l'ouest, un jeune seigneur se nommait "Sans-Souci" ; Au sud du pays, une beauté portait le nom de "Sans-Chagrin".
Le poète utilise habilement des allusions historiques : « Xī yuán gōng zǐ » (jeune seigneur des jardins de l'ouest) fait référence à Cao Pi, tandis que « wú jì » (sans-souci) semble anodin mais critique en réalité l'arrogance des puissants. « Mò chóu » (sans-chagrin) était le nom d'une chanteuse des dynasties du Sud, évoquant ici les courtisanes insouciantes. Ce couplet dépeint un banquet animé, apparemment charmant, mais en réalité, il constitue une double satire de la décadence de l'aristocratie.
Quatrième couplet : « 今日乱离俱是梦,夕阳唯见水东流。 »
Jīn rì luàn lí jù shì mèng, xī yáng wéi jiàn shuǐ dōng liú.
Aujourd'hui, dans le chaos et l'exil, tout n'est plus qu'un rêve ; Seul le soleil couchant voit les eaux s'écouler vers l'est.
Le dernier couplet bascule brutalement dans la réalité, avec « luàn lí » (chaos et exil) dépeignant la désolation du pays et les souffrances du peuple. La splendeur et la débauche passées ne sont plus que des illusions. Face à la réalité de la ruine, le poète ne voit que le soleil déclinant et les eaux qui s'écoulent, symboles d'un temps irrémédiable et d'une histoire impitoyable. Le ton passe de la satire voilée à une lamentation poignante.
Lecture globale
« Souvenir du Passé » utilise le passé pour critiquer le présent, opposant la prospérité d'antan à la ruine actuelle. La langue raffinée et les images splendides servent de véhicule à une profonde mélancolie. Structuré avec rigueur, le poème commence par des scènes de fêtes et de lumières pour mieux révéler, dans sa seconde partie, l'effondrement du rêve. Cette transition du fastueux au désolé intensifie l'émotion et marque les esprits. L'usage subtil d'allusions comme « wú jì » et « mò chóu », tout en respectant les règles classiques de la poésie, renforce la puissance satirique et la profondeur philosophique de l'œuvre.
Spécificités stylistiques
- Art de l'implicite : La satire se dissimule sous les descriptions fastueuses, créant un contraste saisissant avec la réalité, ce qui amplifie la portée critique.
- Langue précieuse : Le lexique choisi, les parallélismes rigoureux et les images lumineuses servent une dénonciation d'autant plus percutante qu'elle est élégante.
- Érudition allusive : Les références historiques (« wǔ líng », « wú jì », « mò chóu ») enrichissent le texte tout en approfondissant son message, conférant à la critique une dimension culturelle.
Éclairages
À travers ce poème, Wei Zhuang exprime non seulement sa nostalgie personnelle, mais aussi une condamnation sans appel de l'aveuglement des élites en temps de crise. Derrière la splendeur se cache la décadence, au-delà du rêve attend la réalité cruelle. L'image finale des « eaux s'écoulant vers l'est » devient un avertissement silencieux : face aux bouleversements historiques, l'insouciance est coupable. Cette œuvre, empreinte d'un esprit critique aigu et d'un sens aigu des responsabilités envers la nation, conserve aujourd'hui toute sa résonance.
Traducteur de poésie
Xu Yua-chong(许渊冲)
À propos du poète
Wei Zhuang (韦庄), vers 836 - 910 après J.-C., était originaire de Xi'an, dans la province de Shaanxi. Il a écrit plus de cinquante poèmes et était un poète représentatif de l'« école de la chambre des fleurs », aux côtés de Wen Tingyun.