Vers l’est coule le grand fleuve dont les ondes
Ont emporté tant de héros de l’ancien monde.
À l’ouest de l’antique forteresse, on dit
Que c’est le Rocher Rouge où Zhou Yu acquit,
Aux jours des Trois Royaumes, sa renommée.
Les rochers à pic percent les nuées,
Les vagues battent les écueils du rivage.
Soulevant mille monceaux neigeux.
Si escarpé est le paysage
Qu'il fit l’admiration des hommes courageux.
Il me souvient du général brave et brillant,
Tenant un éventail de plumes et coiffé
De soie, qui vit, tout en causant et en riant
Avec sa nouvelle épousée,
Que la flotte ennemie s’en allait en fumée.
En venant sur l’ancien champ de bataille,
De mon émotion je me raille;
Je regrette mes cheveux trop tôt grisonnants.
La vie est brève
Tout comme un rêve.
Je bois a la lune sur le fleuve flottant.
Poème chinois
「念奴娇 · 赤壁怀古」
苏轼
大江东去,浪淘尽,千古风流人物。
故垒西边,人道是,三国周郎赤壁。
乱石穿空,惊涛拍岸,卷起千堆雪。
江山如画,一时多少豪杰。
遥想公瑾当年,小乔初嫁了,雄姿英发。
羽扇纶巾,谈笑间,樯橹灰飞烟灭。
故国神游,多情应笑我,早生华发。
人生如梦,一尊还酹江月。
Explication du poème
Ce poème fut composé par Su Shi en 1082 alors qu'il était en exil à Huangzhou (actuelle Huanggang, Hubei). À cette époque, Su Shi, victime des luttes politiques, était tombé en disgrâce après avoir été un haut fonctionnaire respecté. Ce poème reflète précisément sa vie et son état d'esprit durant cet exil. Située le long du Yangtsé, Huangzhou offrait de vastes paysages fluviaux et des sites historiques. Durant son exil, Su Shi voyageait fréquemment et contemplait le paysage. Lors d'une excursion, il visita la Falaise Rouge (Chibi), vestige d'un ancien champ de bataille. Face aux flots tumultueux du Yangtsé, son cœur s'emplit d'émotions complexes - réflexions sur l'histoire et inquiétudes profondes sur son propre destin politique - qui donnèrent naissance à cette célèbre méditation historique.
Première partie : « 大江东去,浪淘尽,千古风流人物。故垒西边,人道是,三国周郎赤壁。乱石穿空,惊涛拍岸,卷起千堆雪。江山如画,一时多少豪杰。 »
Dà jiāng dōng qù, làng táo jìn, qiān gǔ fēngliú rénwù. Gù lěi xī biān, rén dào shì, sān guó zhōu láng chì bì. Luàn shí chuān kōng, jīng tāo pāi àn, juǎn qǐ qiān duī xuě. Jiāngshān rúhuà, yīshí duōshǎo háojié.
Le grand fleuve s'écoule vers l'est, ses vagues ont lavé les héros de jadis. À l'ouest des vieux remparts, on dit que se trouve la Falaise Rouge où Zhou Yu des Trois Royaumes triompha. Rochers déchiquetés percent le ciel, vagues terrifiantes frappent la rive, soulevant mille tas de neige. Ces montagnes et ce fleuve, comme un tableau, combien de héros ont-ils vu en leur temps ?
La première strophe, d'une puissance majestueuse, prend le Yangtsé comme fil conducteur pour évoquer les figures historiques. L'ouverture "Le grand fleuve s'écoule vers l'est" établit une dimension spatiale historique. "Ses vagues ont lavé les héros de jadis" souligne non seulement la puissance de la nature mais suggère aussi l'impermanence des choses humaines. "À l'ouest des vieux remparts" localise le site tout en introduisant un doute ("on dit que") qui prépare le terrain à la méditation lyrique.
Les trois vers suivants déploient une imagerie visuelle et auditive intense : rochers perçant le ciel, vagues frappant la rive, "neige" métaphorique pour l'écume - contraste de blanc sur fond sombre, de mouvement dans l'immobilité. La transition vers "Ces montagnes et ce fleuve, comme un tableau" relie paysage et histoire, évoquant le champ de bataille où tant de héros s'illustrèrent.
Seconde partie : « 遥想公瑾当年,小乔初嫁了,雄姿英发。羽扇纶巾,谈笑间,樯橹灰飞烟灭。故国神游,多情应笑我,早生华发。人生如梦,一尊还酹江月。 »
Yáo xiǎng gōng jǐn dāngnián, xiǎo qiáo chū jià liǎo, xióng zī yīng fā. Yǔ shàn guān jīn, tán xiào jiān, qiáng lǔ huī fēi yān miè. Gù guó shén yóu, duō qíng yīng xiào wǒ, zǎo shēng huá fà. Rénshēng rú mèng, yī zūn hái lèi jiāng yuè.
Je songe au jeune Zhou Yu, quand la belle Xiaoqiao vint d'épouser - quelle prestance juvénile ! Éventail de plumes et turban de soie, tout en badinant, il réduisit en cendres la flotte ennemie. Errant par l'esprit en ces lieux historiques, on doit rire de ma sensibilité précocement blanchissante. La vie n'est qu'un rêve - levons cette coupe à la lune sur le fleuve !
La seconde strophe passe de la description à la méditation historique, approfondissant l'émotion. "Je songe au jeune Zhou Yu" relie personnage historique et paysage naturel. "Quand la belle Xiaoqiao vint d'épouser" semble délicat mais sert à rehausser le portrait du jeune héros, tout en suggérant sa mort prématurée. "Éventail de plumes… réduisit en cendres" est le joyau du poème - en quelques traits, il campe un général à la fois lettré et stratège, dont le calme masque la puissance.
Mais avec "Errant par l'esprit", les pensées du poète reviennent à sa réalité d'exilé, stérile et vieillissant - comment ne pas être "sensible" ? La conclusion "La vie n'est qu'un rêve" opère un revirement, exprimant l'illusion de l'existence tout en transcendant la mélancolie par cette offrande à la lune - fusion ultime entre émotion humaine et cosmos.
Lecture globale
Plus qu'une méditation historique, ce poème est un lieu de projection émotionnelle pour Su Shi. L'ouverture, par sa description grandiose, plonge le lecteur dans l'histoire tumultueuse de Chibi. Le Yangtsé qui "s'écoule" et "lave" les héros évoque l'implacable fuite du temps. Le souvenir de Zhou Yu, à travers le détail intime de son mariage, unit héroïsme et humanité.
La seconde partie passe de la mémoire à l'introspection. En contemplant les exploits passés, Su Shi mesure son échec politique et la fuite du temps. "On doit rire de ma sensibilité" trahit solitude et résignation. "La vie n'est qu'un rêve" synthétise sa perception de l'illusion existentielle, tout en manifestant une transcendance face à l'adversité.
Spécificités stylistiques
Ce poème fusionne grandeur et délicatesse. La description initiale de Chibi est épique, "lave" suggérant l'érosion historique. "Rochers déchiquetés… mille tas de neige" combine mouvement et immobilité, peignant une nature à la fois décor et symbole héroïque.
La seconde partie, plus introspective, oppose le Zhou Yu triomphant au Su Shi vieillissant. "Éventail de plumes… réduisit en cendres" esquisse un portrait héroïque, tandis que "La vie n'est qu'un rêve" révèle désenchantement. Cette fusion d'histoire et d'autobiographie élève la complainte personnelle au rang de méditation universelle.
Éclairages
Ce poème nous transmet plus qu'une admiration pour les héros anciens - une leçon de sérénité face à l'impermanence. En méditant sur l'histoire, Su Shi s'examine lui-même, démontrant comment transcender le destin. Il nous rappelle qu'en face des revers, nous pouvons adopter son attitude : contempler les paysages avec grandeur d'âme, et bien que "la vie ne soit qu'un rêve", persévérer avec panache devant l'écart entre idéal et réalité.
Traducteur de poésie
Xu Yuanchong(许渊冲)
À propos du poète
Su Shi (苏轼), 1036 - 1101 après J.-C., originaire de la ville de Meishan, dans la province du Sichuan, était un écrivain talentueux de la dynastie des Song du Nord. Il était très doué pour la poésie, la prose et la fugue.