En vain ton talent t’aurait porté jusqu’aux nues.
Tes ailes pas déployées, on te perd de vue.
L’oiseau pleure et la fleur tombe: Où es-tu, où?
Le phénix ne descendra plus sur le bambou.
Le sabot du coursier brisé sans cavalier,
Du luth cassé, un connoisseur est affligé.
Ne déplorez pas l’autre monde sans lumière,
Dans l’ombre descendra l’Étoile littéraire.
Poème chinois
「哭李商隐 · 其二」
崔珏
虚负凌云万丈才,一生襟抱未曾开。
鸟啼花落人何在,竹死桐枯凤不来。
良马足因无主踠,旧交心为绝弦哀。
九泉莫叹三光隔,又送文星入夜台。
Explication du poème
Ce poème fut composé par Cui Jue après la mort de Li Shangyin, son ami intime. Pleurer Li Shangyin comprend deux poèmes, celui-ci étant le second. Leur profonde amitié résista aux échecs politiques et tourments sentimentaux de Li. Ce thrène mêle douleur personnelle et critique sociale, sublimant le chagrin en élégie raffinée.
Premier couplet : « 虚负凌云万丈才,一生襟抱未曾开。 »
Xū fù líng yún wàn zhàng cái, yīshēng jīn bào wèi céng kāi.
Vaines tes talents touchant les nues, Toute une vie d'aspirations étouffées.
Ce distique condense le destin tragique de Li : génie inouï mais jamais reconnu. L'hyperbole « talents touchant les nues » (凌云万丈才) souligne l'injustice criante, tandis que « aspirations étouffées » (襟抱未开) devient cri muet contre l'aveuglement des puissants.
Deuxième couplet : « 鸟啼花落人何在,竹死桐枯凤不来。 »
Niǎo tí huā luò rén hé zài, zhú sǐ tóng kū fèng bù lái.
Oiseaux plaintifs, fleurs tombées - où est l'homme ? Bambou mort, tung flétri - le phénix ne vient plus.
Le paysage automnal (鸟啼花落) reflète l'absence irrémédiable. La disparition du phénix (凤) - symbole de sagesse royale - dénonce l'ère incapable de retenir les grands esprits. Chaque image naturaliste se fait allégorie politique.
Troisième couplet : « 良马足因无主踠,旧交心为绝弦哀。 »
Liáng mǎ zú yīn wú zhǔ wǎn, jiù jiāo xīn wèi jué xián āi.
Le noble coursier boite sans maître, Le cœur des vieux amis vibre sur cordes rompues.
La métaphore du « coursier boiteux » (良马踠足) incarne le gaspillage des talents. L'image des « cordes rompues » (绝弦), référence à Bo Ya brisant son luth après la mort de son ami Zhong Ziqi, exprime l'irréparable deuil.
Quatrième couplet : « 九泉莫叹三光隔,又送文星入夜台。 »
Jiǔ quán mò tàn sān guāng gé, yòu sòng wén xīng rù yè tái.
Sous les neuf sources, ne pleurez pas l'absence des astres, Une nouvelle étoile littéraire rejoint le tertre nocturne.
La consolation paradoxale (« ne pleurez pas ») amplifie le pathos. La « nouvelle étoile » (文星) désignant Li Shangyin transfigure sa mort en apothéose céleste, ultime défi poétique à l'oubli.
Lecture globale
Ce thrène dépasse le deuil privé pour devenir réquisitoire contre une époque aveugle. Fusionnant éloge (誉才), lamentation (哭才) et indignation (惜才), il déploie une gradation tragique : de l'inaccompli humain à la perte cosmique. Les deux quatrains centraux, saturés de symboles (phénix, coursier, cordes), construisent une atmosphère de désolation métaphysique. Le finale astral transfigure l'échec terrestre en triomphe posthume, révélant la fonction cathartique de la poésie face à l'histoire.
Spécificités stylistiques
- Architecture classique du lüshi (律诗) : Le poème respecte rigoureusement les règles du pentamètre régulier (五言律诗) avec parallélismes syntaxiques et antitheses thématiques.
- Allusions historiques organiques : Les références à Bo Ya (绝弦) et au phénix (凤) s'intègrent naturellement au discours, enrichissant le sens sans pédantisme.
- Dialectique du réel et du symbolique : Les images naturalistes (fleurs tombées, bambou mort) coexistent avec des archétypes culturels (phénix, étoile littéraire), créant une tension entre concret et allégorique.
- Économie expressive : La concision (20 caractères seulement) contraste avec la densité sémantique, chaque vers condensant multiples niveaux de lecture.
Éclairages
Ce poème dépasse l'hommage funèbre pour interroger la relation toxique entre génie et pouvoir. Il rappelle que le mépris des talents signe le déclin des civilisations. Son actualité réside dans son plaidoyer pour des sociétés sachant honorer leurs « étoiles littéraires » - ces esprits libres qui, comme Li Shangyin, éclairent les ténèbres de leur temps. En ces ères d'uniformisation, il nous somme de cultiver les jardins où peuvent fleurir les phénix rebelles.
Traducteur de poésie
Xu Yuanchong(许渊冲)
À propos du poète
Cui Jue (崔珏) était un poète de la dynastie Tang. La langue de ses poèmes est aussi belle qu'une plume de luan et une queue de phénix ; le style d'écriture est si doux qu'il semble couler comme les nuages et l'eau.