Mille pensées en un jour,
Mille chagrins en une nuit.
Pensées du jour, peines de nuit,
Autant que d'automnes sans fin.
Mon vieil ami est loin, magistrat,
Au pays de Goujian, près des mers.
Comment va-t-il, cet ami ?
Nouvelles rares, lettres perdues.
Je ne suis que poussière au bord du chemin,
Comment oserais-je regarder vers les pics sacrés ?
Ou comme un ruisseau des ravins,
Qui rivaliserait avec l'océan ?
Monts de Lumière et Mer du Savoir,
Je m'épuise à les conquérir.
Bien que mes peines soient si lasses,
Mon ami les connaît-il seulement ?
Poème chinois
「一昼千万思」
曾巩
一昼千万思,一夜千万愁。
昼思复夜愁,昼夜千万秋。
故人远为县,海边勾践州。
故人道何如,不间也与周。
我如道边尘,安能望嵩丘。
又若涧与溪,敢比沧海流。
景山与学海,汲汲强自谋。
愁思虽尔勤,故人得知不。
Explication du poème
Ce poème fut probablement composé par Zeng Gong alors qu’il servait en province, loin de ses amis, ou peut-être durant sa jeunesse lorsqu’il cherchait à faire carrière sans encore avoir obtenu de poste important. Les « vieux amis » évoqués dans le poème pourraient désigner ses compagnons d’études ou de route, peut-être des connaissances rencontrées lors des examens impériaux ou au début de sa carrière. Bien que la carrière de Zeng Gong ait été globalement stable, ses jeunes années furent marquées par des mutations et de la solitude. Dans ce poème, il exprime, avec une simplicité presque descriptive, une inquiétude et une nostalgie incessantes, jour et nuit, et à travers ces pensées pour ses amis, il approfondit une réflexion sur sa propre identité, ses talents et son avenir.
Premier couplet : « 一昼千万思,一夜千万愁。 »
Yī zhòu qiānwàn sī, yī yè qiānwàn chóu.
Le jour, mille pensées ; la nuit, mille chagrins.
D’emblée, le poète exprime ses sentiments à cœur ouvert : pensées diurnes et chagrins nocturnes déferlent comme une marée ininterrompue. L’emploi hyperbolique de « mille » (千万) pour quantifier pensées et chagrins traduit l’intensité des émotions et crée une tonalité affective puissante.
Deuxième couplet : « 昼思复夜愁,昼夜千万秋。 »
Zhòu sī fù yè chóu, zhòuyè qiānwàn qiū.
Pensées le jour, chagrins la nuit, jours et nuits semblent mille automnes.
Ce couplet prolonge l’émotion du précédent, transformant « pensées » et « chagrins » en une saison, comparant les jours et nuits à « l’automne », saison mélancolique par excellence. L’ensemble est empreint d’une continuité émotionnelle grave, formant le leitmotiv du poème.
Troisième couplet : « 故人远为县,海边勾践州。 »
Gùrén yuǎn wéi xiàn, hǎibiān Gōujiàn zhōu.
Mon vieil ami, loin, administre un district, sur ces côtes qui furent le domaine de Goujian.
Ici est nommé l’objet de la nostalgie : un ami parti servir dans une région lointaine. « Le domaine de Goujian » (勾践州) fait allusion à un lieu isolé et difficile, reflétant la préoccupation du poète pour les conditions de vie de son ami.
Quatrième couplet : « 故人道何如,不间也与周。 »
Gùrén dào hérú, bù jiàn yě yǔ zhōu.
Comment va mon vieil ami ? N’avons-nous plus échange ni lien ?
Cette interrogation sincère marque un sommet émotionnel. « N’avons-nous plus échange » (不间) suggère une absence de contact, tandis que « 也与周 » introduit une nuance dubitative, exprimant regret et inquiétude face au silence de l’ami.
Cinquième couplet : « 我如道边尘,安能望嵩丘。 »
Wǒ rú dào biān chén, ān néng wàng Sōng qiū.
Je ne suis que poussière au bord du chemin : comment oserais-je lever les yeux vers le mont Song ?
Le poète se compare à de la poussière, tandis que le mont Song symbolise les hautes sphères du pouvoir. Cette humilité trahit une mélancolie et un sentiment d’infériorité, ainsi qu’un écart de statut ou de destin avec l’ami.
Sixième couplet : « 又若涧与溪,敢比沧海流。 »
Yòu ruò jiàn yǔ xī, gǎn bǐ cānghǎi liú.
Ou comme un ruisseau dans la vallée, comment rivaliser avec le flux de la mer immense ?
La modestie s’accentue : le poète est un modeste cours d’eau, tandis que l’ami est l’océan. Ces comparaisons reflètent la lucidité de Zeng Gong sur lui-même. Les deux couplets opposent « moi » et « lui » avec sincérité.
Septième couplet : « 景山与学海,汲汲强自谋。 »
Jǐngshān yǔ xuéhǎi, jíjí qiǎng zì móu.
Monts lumineux et mer du savoir, je m’évertue à avancer, m’efforçant de me prendre en main.
« Monts lumineux » (景山) et « mer du savoir » (学海) évoquent la quête du savoir et de la vertu. « M’évertuer » (汲汲) montre son ardeur au travail. « Se prendre en main » (强自谋) révèle une persévérance malgré tout, marquant un tournant dans le poème.
Huitième couplet : « 愁思虽尔勤,故人得知不。 »
Chóusī suī ěr qín, gùrén dé zhī bù.
Si assidus que soient mes chagrins et pensées, mon vieil ami le sait-il ?
La fin renvoie au thème principal. « Si assidus que soient mes chagrins » (愁思虽尔勤) fait écho aux « mille pensées, mille chagrins » du début. La question « le sait-il ? » (得知不) renforce la profondeur des sentiments, mêlant reproche, espérance et résignation.
Lecture globale
Ce poème débute par l'évocation d'une "mélancolie diurne et nocturne", déployant une progression émotionnelle ininterrompue. À travers la profonde nostalgie pour son ami, Zeng Gong engage une introspection sur sa condition existentielle et sa valeur personnelle. Les comparaisons avec "la poussière" et "le ruisseau de montagne" révèlent son humilité et son détachement du pouvoir, tandis que les allusions aux "monts lumineux" et à "la mer du savoir" trahissent un esprit inlassable dans la quête de la Voie. Le vers final, concluant sur une question, ajoute une nuance de regret à cette affection profonde. D'une sensibilité raffinée et d'une structure clairement progressive, le poème allie gravité et rationalité, dévoilant la profondeur du caractère de Zeng Gong et sa culture lettrée hautement consciente.
Spécificités stylistiques
- Émotion authentique, progression méthodique
Le poète part de la mélancolie quotidienne pour évoquer l'ami absent, puis revient à lui-même avant de conclure sur le thème affectif, formant une structure parfaitement bouclée. - Allusions naturelles, signification profonde
Les références à "la terre de Goujian", "la colline sacrée" ou "la mer immense" s'intègrent avec aisance, enrichissant la densité poétique tout en servant le sens. - Autocomparaisons multiples, humilité introspective
Les images de "poussière du Dao", "ruisseau montagnard" ou "homme d'un savoir fragmentaire" esquissent un autoportrait qui manifeste une lucidité existentielle rare. - Raison dans la poésie, aspiration dans l'émotion
Bien que lyrique, ce court poème recèle une méditation sur les impasses de la vie et les idéaux personnels.
Éclairages
Ce poème nous enseigne qu'une amitié véritable transcende l'éloignement géographique, vibrant à travers le temps et l'espace. Par ses autodépréciations, le poète exprime à la fois ses désirs et ses inquiétudes, nous rappelant que dans la solitude et l'incompréhension, nous devons persévérer comme lui dans le perfectionnement intérieur et l'idéal, sans nous dévaloriser malgré notre condition. Aujourd'hui encore, ces "myriades de pensées" et "myriades de chagrins" trouvent un écho dans bien des cœurs contemporains.
À propos du poète
Zeng Gong (曾巩 1019 - 1083), originaire de Nanfeng dans la province du Jiangxi, compte parmi les illustres "Huit Grands Maîtres de la Prose des Tang-Song". Ses écrits se distinguent par leur équilibre classique élégant, célébrés pour leur argumentation rigoureuse et leur artisanat littéraire raffiné. Alors que sa poésie embrassait une subtilité sans artifice, sa prose atteignit ce que les critiques ont qualifié de "quintessence de pureté" - un accomplissement qui, bien que peut-être moins éclatant que celui de ses contemporains comme Su Shi ou Wang Anshi, lui valut une révérence posthume en tant que maître fondateur de "l'École Littéraire Nanfeng".