Ô mont sur mont et tour sur tour, quel paysage!
Sur le Lac d’Ouest on chante et danse d’âge en âge
Le vent vernal nous enivre et ensevelit.
Qui se souvient du Nord conquis par l’ennemi?
Poème chinois
「题临安邸」
林升
山外青山楼外楼,西湖歌舞几时休?
暖风熏得游人醉,直把杭州作汴州。
Explication du poème
Ce poème fut composé au début de la dynastie des Song du Sud, après 1127, alors que les invasions mandchoues avaient précipité la chute des Song du Nord. L'empereur Gaozong avait établi sa cour à Lin'an (actuel Hangzhou), où le gouvernement, oublieux de la perte des territoires du Nord, s'adonnait aux plaisirs frivoles. Lin Sheng, lettreté témoin de ce contraste entre les festivités officielles et les souffrances populaires, inscrivit ces vers indignés sur le mur d'une auberge, exprimant sa désapprobation face à cette insouciance coupable.
Premier couplet : « 山外青山楼外楼,西湖歌舞几时休? »
Shān wài qīngshān lóu wài lóu, Xīhú gēwǔ jǐ shí xiū ?
Montagnes bleues par-delà les montagnes, pavillons au-delà des pavillons -
Quand donc cesseront chants et danses sur le lac de l'Ouest ?
L'accumulation visuelle des montagnes et des architectures ("par-delà les montagnes, au-delà des pavillons") peint une scène de prospérité trompeuse. La question rhétorique finale, "quand donc cesseront…", transforme cette description en réquisitoire, dénonçant l'ivresse collective d'une cour qui danse sur un volcan. L'image du lac de l'Ouest, symbole de plaisirs raffinés, devient ici le théâtre d'une amnésie historique.
Second couplet : « 暖风熏得游人醉,直把杭州作汴州。 »
Nuǎn fēng xūn dé yóurén zuì, zhí bǎ Hángzhōu zuò Biànzhōu.
Le vent tiède enivre les promeneurs de ses effluves -
Au point de prendre Hangzhou pour Bianjing !
Le "vent tiède" opère comme une métaphore à double sens : brise printanière mais aussi influence corruptrice des mœurs politiques. Le verbe "enivrer" révèle l'état d'ébriété morale d'une élite aveugle, tandis que la confusion géographique finale ("prendre Hangzhou pour Bianjing") porte la critique à son comble - la capitale provisoire ne saurait remplacer la ville perdue. Ce distique condense avec une ironie mordante le drame d'une nation en exil volontaire.
Lecture globale
Ce poème, en apparence une évocation des paysages naturels de Hangzhou et des plaisirs des visiteurs, est en réalité une critique acerbe des sombres réalités politiques et du déclin national de l'époque. Le poète ne dénonce pas directement les maux du temps, mais utilise des contrastes et des questions rhétoriques, opposant des scènes splendides à l'absurdité politique. Les deux premiers vers dépeignent le paysage pour en tirer une leçon implicite, tandis que les deux derniers utilisent les personnages comme métaphores. En seulement quatre vers, le poème progresse par couches successives, révélant une satire profonde et une émotion authentique. À la fois visuel et historique, le ton est ironique sans être véhément, invitant à la réflexion par une observation calme et une construction ingénieuse.
Spécificités stylistiques
Ce poème voit grand à travers le petit, utilisant des symboles et des allégories, avec des questions rhétoriques et des contrastes qui critiquent la réalité sans la nommer directement. Des mots comme « montagnes verdoyantes », « pavillons », « chants et danses » et « vent tiède », normalement associés à la joie, deviennent sous la plume du poète des symboles de corruption politique. La chute, « prenant tout simplement Hangzhou pour Bianzhou », remplace l’invective par une ironie mordante, exposant l’attitude absurde des dirigeants des Song du Sud, qui se complaisaient dans une paix illusoire et une autosatisfaction dérisoire. D’une émotion grave et d’une richesse sémantique, ce poème est un chef-d’œuvre de la satire politique.
Éclairages
Une vie de confort, si elle se construit sur l’oubli des malheurs nationaux et l’indifférence à la réalité, n’est finalement qu’un mirage. La sécurité d’un pays ne réside pas dans des apparences de prospérité, mais dans la volonté et l’action de ses dirigeants. En quatre vers seulement, Lin Sheng incarne l’inquiétude pour le pays et le peuple, nous rappelant que tout en profitant des beautés de la vie, nous ne devons jamais oublier nos responsabilités.
Traducteur de poésie
Xu Yuanchong(许渊冲)
À propos du poète
Lin Sheng (林升, dates de naissance et de décès inconnues), poète des Song du Sud, originaire de Pingyang dans le Zhejiang. Bien que seulement deux de ses poèmes nous soient parvenus, son Écrit sur les murs d’une auberge à Lin’an est devenu un modèle de poésie satirique.