L’arc et l’épée franchissent la Passe aux Ormes,
Plomb et burin gravissent le Mont des Immortels.
Ce qui s’obtient sans effort,
Se perd sans regret.
Les anciens n’avaient pas toujours raison,
Les modernes pas toujours tort —
Le monde est un singe coiffé d’un chapeau.
Moi, je ne distingue plus
Intérieur, extérieur ou entre-deux.
À boire du vin ! À écrire des poèmes !
Mais ne pincez pas les cordes de l’épée.
La vie n’est que plaisir —
Pourquoi hâter le grisonnement des tempes ?
Réussite : étendards d’ivoire et armure dorée ;
Échec : âne boiteux et chapeau troué.
Ne voyez pas là deux destins.
Le monde est ainsi —
Les hiboux et les phénix se reconnaîtront d’eux-mêmes.
Poème chinois
「水调歌头 · 弓剑出榆塞」
弓剑出榆塞,铅椠上蓬山。
得之浑不费力,失亦匹如闲。
未必古人皆是,未必今人俱错,世事沐猴冠。
老子不分别,内外与中间。酒须饮,诗可作,铗休弹。
刘过
人生行乐,何自催得鬓毛斑。
达则牙旗金甲,穷则蹇驴破帽,莫作两般看。
世事只如此,自有识鴞鸾。
Explication du poème
Ce poème fut composé par Liu Guo dans ses dernières années, à une époque où la politique des Song du Sud devenait de plus en plus conservatrice, avec des luttes acharnées entre les factions bellicistes et pacifistes, ces dernières dominant la cour et faisant échouer les partisans de la reconquête du Nord. Bien que Liu Guo n'ait jamais occupé de fonction officielle, ses ambitions demeuraient intactes, mais frustrées, laissant en lui un ressentiment qu'il ne pouvait exprimer qu'à travers ses vers. Ce poème, né dans ce contexte, mêle des paroles de détachement face aux gloires éphémères à une critique profonde de l'oppression politique, offrant un portrait authentique de son état d'esprit tardif.
Première strophe : « 弓剑出榆塞,铅椠上蓬山。得之浑不费力,失亦匹如闲。未必古人皆是,未必今人俱错,世事沐猴冠。老子不分别,内外与中间。 »
Gōng jiàn chū yú sài, qiān qiàn shàng péng shān. Dé zhī hún bù fèi lì, shī yì pǐ rú xián. Wèi bì gǔ rén jiē shì, wèi bì jīn rén jù cuò, shì shì mù hóu guān. Lǎo zǐ bù fēn bié, nèi wài yǔ zhōng jiān.
"J'ai brandi l'arc vers la passe aux Ormes,
Manipulé le pinceau pour atteindre le mont Peng.
Ce qui fut gagné sans effort,
Perdu semble sans importance.
Les anciens n'avaient pas toujours raison,
Les modernes pas toujours tort,
Les affaires du monde sont des singes couronnés.
Moi, le Vieil Homme, ne distingue plus
Intérieur, extérieur ou entre-deux."
Cette strophe revient sur les aspirations et déceptions passées du poète. Il se présente comme un lettré accompli dans les arts civils et militaires, ayant cherché à servir son pays ("arc vers la passe aux Ormes") et à laisser une trace dans l'histoire ("pinceau pour le mont Peng"). Cette double voie incarne l'idéal classique du lettré. Cependant, "gagné sans effort, perdu sans importance", en apparence détaché, cache en réalité l'amertume d'un talent inemployé. Son orgueil et sa confiance en son propre génie, frustrés par des échecs répétés, se transforment en une froideur masquant son ressentiment.
Les vers suivants offrent une observation acerbe de la société. "Les anciens n'avaient pas toujours raison, les modernes pas toujours tort" exprime son mécontentement face à la vénération aveugle du passé et une attitude rationnelle ; "singes couronnés" est une satire mordante d'un monde où l'on poursuit gloire et richesse sans véritable mérite. "Moi, le Vieil Homme, ne distingue plus" révèle un détachement face aux troubles du monde, non pas une véritable transcendance, mais un dégoût et un mépris nés de la déception.
Seconde strophe : « 酒须饮,诗可作,铗休弹。人生行乐,何自催得鬓毛斑。达则牙旗金甲,穷则蹇驴破帽,莫作两般看。世事只如此,自有识鸾鴞。 »
Jiǔ xū yǐn, shī kě zuò, jiá xiū tán. Rén shēng xíng lè, hé zì cuī dé bìn máo bān. Dá zé yá qí jīn jiǎ, qióng zé jiǎn lǘ pò mào, mò zuò liǎng bān kàn. Shì shì zhī rú cǐ, zì yǒu shí luán xiāo.
"Vin à boire,
Poèmes à composer,
Plus besoin de jouer de l'épée.
Dans cette vie de plaisirs,
Pourquoi hâter le grisonnement ?
Réussite : bannières et armures dorées,
Échec : âne boiteux et chapeau usé,
Ne les voyez pas différemment.
Les choses sont ainsi,
Quelqu'un reconnaîtra le phénix du hibou."
La seconde strophe est plus directe, exprimant les réflexions du poète sur la réalité et son auto-encouragement. "Vin à boire, poèmes à composer, plus besoin de jouer de l'épée" est franc, renonçant explicitement aux rêves de carrière ("épée" fait référence à Feng Xuan) pour se consoler dans le vin et la poésie. Mais ce "plus besoin" n'est pas un abandon total, plutôt une résignation face à l'inaccessibilité présente d'une carrière officielle.
"Dans cette vie de plaisirs, pourquoi hâter le grisonnement ?" contient une autocritique, le poète se demandant pourquoi il s'est épuisé dans la quête de gloire durant sa jeunesse. "Réussite : bannières dorées, échec : âne boiteux" exprime une attitude détachée face aux vicissitudes de la vie. Richesse ou pauvreté sont des états normaux, ne devant pas servir à juger les gens. C'est autant un réconfort qu'une déclaration d'indépendance et de dignité personnelle.
Enfin, "Les choses sont ainsi, quelqu'un reconnaîtra le phénix du hibou" est un coup de tonnerre, un trait de génie. Le phénix symbolise le talent, le hibou la médiocrité. Le poète, se comparant au phénix, croit fermement qu'un vrai connaisseur le reconnaîtra. Le poème trace une courbe émotionnelle entre colère, introspection, détachement et espoir, s'achevant sur une note élevée, une lueur d'espoir inextinguible dans la douleur.
Lecture globale
Ce poème semble adopter une posture de liberté insouciante, mais il est en réalité une accusation douloureuse d'une vie de talent inemployé et d'ambitions frustrées. La première strophe parle d'abandonner gloire littéraire et exploits militaires, la seconde d'égaliser richesse et pauvreté, mais le fil conducteur est une critique profonde de la politique contemporaine et une défense ferme de l'idéal personnel.
Structurellement, bien que divisé en deux strophes, le poème progresse émotionnellement, passant de la satire à la plainte, de la colère au détachement, à l'auto-encouragement et à l'espoir renaissant ; son langage est simple et franc, son rythme audacieux et passionné, déployant une puissance esthétique de "mélancolie contenue". Particulièrement remarquable est la dernière ligne, qui après avoir tout rabaissé, s'élève soudain, révélant l'esprit inébranlable du poète malgré les revers. Cette inversion structurelle "du bas vers le haut" est typique du style de l'école de Xin Qiji.
Spécificités stylistiques
- Noyau profond sous une apparence extravagante : Surface riante et insouciante, mais émotions refoulées et douloureuses, créant une forte tension ironique.
- Usage expert des allusions, assimilation des anciens : "Jouer de l'épée", "bannières dorées", "reconnaître phénix" sont des allusions naturelles et non ostentatoires, empruntant les formes anciennes pour exprimer ses propres idéaux.
- Structure tumultueuse : Le sens passe de l'audace à la mélancolie, de la mélancolie au calme, du calme à l'élévation, les émotions et le rythme avançant de concert, d'un seul souffle.
- Expression sincère, directe du cœur : Un langage sans fioritures, libéré des règles, jaillissant directement du cœur, d'une grande puissance émotionnelle et d'authenticité.
Éclairages
Ce poème de Liu Guo n'est pas seulement une lamentation sur son propre sort, mais aussi une attitude face à une époque décevante sans perdre ses idéaux. Il ne sombre pas dans le ressentiment, mais transforme la douleur en détermination par l'ironie, utilisant la satire pour clarifier ses intentions. Les hauts et bas de la vie ne devraient pas être des raisons de se nier soi-même ; entre hauts fonctionnaires et gens du commun, il ne devrait pas y avoir de différences dans l'évaluation des personnes. À travers des pages de doléances, il peint une âme vivante, à la fois en colère et lumineuse, reflétant les ténèbres des Song du Sud tout en brillant d'une lueur d'idéal inaltérable.
Aujourd'hui, cet état d'être "extravagant à l'extérieur, amer à l'intérieur" mérite réflexion. Face à l'injustice, ne pas perdre foi et respect de soi ; critiquer le monde sans flatterie, se plaindre sans vulgarité - c'est l'enseignement de Liu Guo : on peut être en colère, parler librement, mais ne jamais perdre sa détermination.
À propos du poète
Liu Guo (刘过 1154 - 1206) , originaire de Taihe dans le Jiangxi, fut un poète ci de l'École Héroïque et Délibérée (haofang pai) sous la dynastie Song du Sud. Bien que demeuré roturier sa vie durant, errant entre fleuves et lacs, il fréquenta des géants littéraires comme Lu You et Xin Qiji. Ses ci débordent de passion héroïque, tandis que sa poésie affiche vigueur et force. Stylistiquement proche de Xin Qiji mais encore plus audacieux, Liu Guo devint une figure centrale parmi les disciples poétiques de Xin.