Chant sur le fleuve de Li Bai

jiang shang yin
Notre barque de bois de santal vogue sans rame,  
Flûtes de jade et pipeaux d'or sonnent aux deux extrémités.
Mille coupes de vin précieux remplissent la cale,
Filles de joie et flots nous mènent où bon leur semble.

Les immortels attendent la grue jaune pour s'envoler ;
Le marin suit la mouette sans désir ni calcul.
Les poèmes de Qu Yuan brillent comme astres éternels,
Les terrasses des rois de Chu ne sont que collines vides.

En ivresse j'écris, faisant trembler les cinq montagnes ;
Mes vers achevés, je ris des îles lointaines.
Si gloire et richesse pouvaient durer toujours,
Les flots de la Han remonteraient vers leur source !

Poème chinois

「江上吟」
木兰之枻沙棠舟,玉箫金管坐两头。
美酒樽中置千斛,载妓随波任去留。
仙人有待乘黄鹤,海客无心随白鸥。
屈平辞赋悬日月,楚王台榭空山丘。
兴酣落笔摇五岳,诗成笑傲凌沧洲。
功名富贵若长在,汉水亦应西北流。

李白

Explication du poème

Ce poème fut composé par Li Bai lors de son voyage à Jiangxia (actuel Wuchang, Wuhan). Deux datations sont proposées : 734 sous l'ère Kaiyuan de l'empereur Xuanzong, ou 759 sous l'ère Qianyuan de l'empereur Suzong. Confronté aux contraintes sociales et politiques de son temps, le poète exprime son mécontentement face à la réalité étriquée. Par la description fastueuse de festivités fluviales, il manifeste son mépris pour la gloire mondaine et son aspiration profonde à la liberté.

Premier couplet : « 木兰之枻沙棠舟,玉箫金管坐两头。 »
Mùlán zhī yì shā táng zhōu, yù xiāo jīn guǎn zuò liǎng tóu.
Ramé en bois de magnolia, embarcation de santal, flûtes de jade et pipeaux dorés résonnent aux deux extrémités.
Le poète déploie un faste aristocratique : le magnolia et le santal symbolisent la pureté et le raffinement, tandis que les instruments de jade et d'or évoquent une atmosphère de banquet céleste. Cette scène initiale établit une rupture symbolique avec le monde terrestre.

Deuxième couplet : « 美酒樽中置千斛,载妓随波任去留。 »
Měijiǔ zūn zhōng zhì qiān hú, zǎi jì suí bō rèn qù liú.
Mille hectolitres de nectar dans les vases, emmenant des chanteuses au gré du courant, allant et venant à son gré.
L'hyperbole des "mille hectolitres" traduit une démesure dionysiaque. La liberté des mouvements ("au gré du courant") devient une métaphore de l'indépendance spirituelle, opposée aux rigidités sociales.

Troisième couplet : « 仙人有待乘黄鹤,海客无心随白鸥。 »
Xiānrén yǒu dài chéng huánghè, hǎi kè wúxīn suí bái ōu.
L'immortel, contraint, attend la grue jaune pour s'envoler, le marin, libre d'intentions, suit les mouettes blanches.
Référence au mythe de Wang Ziqiao quittant le monde sur une grue jaune. La comparaison souligne la supériorité de la spontanéité taoïste ("sans intentions") sur les pratiques alchimiques laborieuses, illustrant le rejet des contraintes même dans la quête d'immortalité.

Quatrième couplet : « 屈平辞赋悬日月,楚王台榭空山丘。 »
Qū píng cí fù xuán rìyuè, Chǔ wáng tái xiè kōng shānqiū.
Les odes de Qu Yuan brillent comme les astres éternels, les palais des rois de Chu ne sont que collines désertes.
Antithèse entre la postérité littéraire de Qu Yuan (poète loyaliste) et l'éphémère des réalisations matérielles des rois de Chu. La permanence de l'art s'oppose à la vanité du pouvoir politique, renforçant le thème de la transcendance par la création.

Cinquième couplet : « 兴酣落笔摇五岳,诗成笑傲凌沧洲。 »
Xìng hān luòbǐ yáo wǔyuè, shī chéng xiào ào líng cāngzhōu.
Dans la fureur créatrice, ma plume ébranle les cinq montagnes sacrées, le poème achevé, mon rire dominateur surpasse les îles immortelles.
Les "cinq montagnes" représentent l'ordre cosmique traditionnel. La violence verbale ("ébranler") manifeste la puissance subversive de l'inspiration poétique, capable de défier les structures établies.

Sixième couplet : « 功名富贵若长在,汉水亦应西北流。 »
Gōngmíng fùguì ruò cháng zài, Hàn shuǐ yì yīng xīběi liú.
Si gloires et richesses pouvaient durer, les flots de la Han remonteraient vers le nord-ouest.
Argument adynaton (figure de l'impossible) renforçant la critique : comme il est impossible au fleuve Han de couler à contre-courant, la permanence des honneurs mondains est une illusion. Cette image hydraulique fait écho au "gré du courant" du deuxième couplet, créant une structure cyclique.

Lecture globale

Le poème opère une transmutation alchimique du banquet en manifeste existentiel. La descente du fleuve devient une métaphore du détachement taoïste, où l'ivresse n'est pas fuite mais lucidité. Les références historiques (Qu Yuan) et mythologiques (grue jaune) ancrent cette vision dans une tradition culturelle, tandis que l'énergie verbale finale affirme la puissance libératrice de la création poétique face aux illusions sociales.

Spécificités stylistiques

  • Symbolisme matériel : Les matériaux précieux (jade, or) deviennent des vecteurs de spiritualité
  • Dialectique immortel/marin : Opposition entre spiritualité contrainte et liberté naturelle
  • Géographie sacrée : Montagnes et fleuves intégrés dans une cosmologie poétique
  • Ironie cosmique : Derrière l'apparent hédonisme perce une critique métaphysique

Éclairages

Au-delà du thème conventionnel du carpe diem, Li Bai propose une hiérarchie des valeurs où la liberté intérieure prime sur les succès mondains. Le poète ne célèbre pas l'évasion mais une forme d'élévation par le détachement, suggérant que la vraie immortalité n'est pas dans les prolongements vitaux mais dans l'intensité créatrice. Cette œuvre rappelle que les structures du pouvoir (représentées par les cinq montagnes) peuvent être ébranlées par la verve poétique, plus durable que les palais des rois.

À propos du poète

Li Bai

Li Bai (李白), 701 - 762 apr. Li Bai a porté la poésie chinoise classique, en particulier la poésie romantique, à son apogée et a influencé des générations de lettrés exceptionnels dans le passé et le présent grâce à ses remarquables réalisations.

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