Un soir de l’an passé, à la brune,
Nous nous enivrions sous les fleurs au clair de lune.
Ce soir sur l’eau,
Sous la lune voilée nous buvons en bateau.
Où ira mon ami?
Emportera-t-il au loin un cœur épris?
Devant les fleurs l’année prochaine,
Nous nous rappellerons cette nuit comme ancienne.
Poème chinois
「减字木兰花 · 去年今夜」
吕本中
去年今夜,同醉月明花树下。此夜江边,月暗长堤柳暗船。
故人何处?带我离愁江外去。来岁花前,又是今年忆去年。
Explication du poème
Ce ci fut composé durant la période moyenne des Song du Nord par Lü Benzhong, comme une élégie poignante adressée à un ami parti. Le poème déploie trois temporalités - "l'an dernier", "cette année", "l'an prochain" - pour tisser une méditation sur la fugacité des joies humaines. Prenant pour cadre une rivière sous la lune, il suit le fil d'une solitude présente, d'un souvenir passé et d'une mélancolie future, exprimant avec une retenue toute classique la profondeur de l'amitié et l'amertume des séparations.
Première strophe : « 去年今夜,同醉月明花树下。此夜江边,月暗长堤柳暗船。 »
Qùnián jīnyè, tóng zuì yuè míng huā shù xià. Cǐ yè jiāng biān, yuè àn cháng dī liǔ àn chuán.
Cette nuit l'an dernier, ivres ensemble sous les fleurs éclairées par la lune.
Cette nuit-ci au bord du fleuve, lune obscure, saules sombres sur la digue, barque dans l'ombre.
Le contraste temporel s'établit dès l'ouverture : la clarté lunaire et la floraison passées ("ivres ensemble sous les fleurs") cèdent la place à une obscurité présente ("lune obscure, saules sombres"). Le jeu des antithèses visuelles - lumière/ombre, fleurs fanées/saules persistants - peint sans mots directs la transition de la communion à la solitude. L'économie des moyens (seulement deux scènes juxtaposées) rend d'autant plus palpable la nostalgie.
Deuxième strophe : « 故人何处?带我离愁江外去。来岁花前,又是今年忆去年。 »
Gùrén héchù ? Dài wǒ lí chóu jiāng wài qù. Lái suì huā qián, yòu shì jīnnián yì qùnián.
Où es-tu maintenant, vieil ami ? Emporte ma tristesse par-delà les eaux.
L'an prochain sous les fleurs, ce sera comme cette année : me souvenir de l'an dernier.
L'interrogation "Où es-tu maintenant" jaillit comme un cri étouffé. La personnification du chagrin ("emporte ma tristesse") transforme l'émotion en une entité presque tangible, capable de traverser les distances. La prophétie finale - "me souvenir de l'an dernier" - enferme le poète dans un cycle mélancolique où chaque printemps futur ne fera que raviver la même blessure. Cette circularité temporelle, exprimée avec une simplicité trompeuse, constitue peut-être la plus amère des constatations sur la persistance du regret.
Lecture globale
Avec une concision remarquable, ce poème lyrique entrelace trois dimensions temporelles - "l'année passée", "cette année" et "l'an prochain" - qui se reflètent mutuellement, tandis que les espaces "au bord du fleuve" et "au-delà du fleuve" créent une tension intérieure, soulignant la profondeur durable des sentiments de séparation. Le poète construit une vision cyclique du temps à travers les souvenirs des promenades lunaires passées, la solitude du moment présent et les pressentiments incertains des retrouvailles futures, faisant ressentir l'entrelacement constant de la douceur mémorielle et de la mélancolie actuelle, où joie et tristesse deviennent indiscernables.
Au niveau des images, la "lune", les "fleurs", les "arbres", la "barque" et les "saules" sont autant de symboles lyriques traditionnels que le poète combine avec habileté pour y projeter une émotion personnelle. Le langage, épuré mais riche de sens, ne mentionne jamais explicitement la "tristesse" pourtant palpable dans chaque mot, ni la "séparation" qui imprègne chaque vers. L'ensemble se déploie comme une mélopée discrète, où l'émotion jaillit naturellement entre les montées et les chutes, sans artifice mais pleine de sincérité.
Spécificités stylistiques
- Ingéniosité de composition, entrelacs spatio-temporels : La structure autour de "l'année passée"/"cette année"/"l'an prochain" crée un effet de boucle temporelle, plongeant le lecteur dans la récurrence et la superposition des émotions.
- Images porteuses d'émotion, paysages intériorisés : Des descriptions concrètes comme "fleurs et arbres", "clarté lunaire" ou "saules dans l'ombre" intègrent subtilement l'émotion subjective dans le décor objectif, intensifiant la résonance.
- Langage condensé, pensée profonde : Chaque vers, bref et puissant, allie rythme vif et réserve expressive, typique des œuvres "simples en surface, profondes en substance".
- Pudeur expressive, fusion paysage-émotion : Sans jamais nommer la séparation, elle est omniprésente ; sans évoquer directement la tristesse, elle enveloppe tout, incarnant l'esthétique Song de la douleur voilée.
Éclairages
Plus qu'une évocation de l'absence, ce poème est une méditation émotionnelle sur le temps. Il nous rappelle que la vie s'écoule comme le fleuve vers l'est, les rencontres et séparations suivant le cycle lunaire. Le temps progresse inexorablement, mais les sentiments tournent en spirale dans la mémoire. La brièveté des rencontres humaines en rehausse justement la valeur mémorielle. En quelques vers seulement, ce poème condense la beauté du passé, la solitude présente et l'incertitude future en une image intemporelle, réconfortant jadis les cœurs séparés et nous invitant aujourd'hui à chérir l'instant présent et à préserver nos souvenirs.
Traducteur de poésie
Xu Yuanchong(许渊冲)
À propos du poète
Lü Benzhong (吕本中, 1084 - 1145), originaire de Shou (Anhui), fut un poète et philosophe néoconfucéen des Song du Sud. Auteur de plus de 1 270 poèmes, son style, plus accessible que celui de l’École du Jiangxi, en fait une figure clé de l’évolution de la poésie des Song.