La Voie est large comme le ciel azuré,
Seul, je ne puis m’y élancer.
Honteux de suivre les jeunes fous de la capitale,
Parier coqs et faisans pour des poires et des noix !
J’ai chanté, frappant mon épée, une plainte amère ;
Trainer ma robe chez les princes ne me convient guère.
A Huaiyin, Han Xin fut hué par la foule vile ;
A la cour, Jia Yi fut craint pour son talent fertile.
N’avez-vous pas ouï comment le roi de Yan honorait Guo Wei,
Balayant lui-même le seuil, sans craindre de s’abaisser ?
Ju Xin et Yue Yi, touchés par tant de faveur,
Lui vouèrent leur courage et leur lucidité.
Sous les herbes folles, les os du roi Zhao blanchissent ;
Qui balaie aujourd’hui la Terrasse d’Or pour les talents de prix ?
Ah ! comme la route est difficile !
Il est temps de m’en retourner.
Poème chinois
「行路难 · 其二」
李白
大道如青天,我独不得出。
羞逐长安社中儿,赤鸡白雉赌梨栗。
弹剑作歌奏苦声,曳裾王门不称情。
淮阴市井笑韩信,汉朝公卿忌贾生。
君不见昔时燕家重郭隗,拥篲折节无嫌猜。
剧辛乐毅感恩分,输肝剖胆效英才。
昭王白骨萦蔓草,谁人更扫黄金台?
行路难,归去来!
Explication du poème
En 742, Li Bai fut convoqué à la capitale Chang'an pour servir comme académicien à la cour de l'empereur Xuanzong. Cependant, loin d'être apprécié à sa juste valeur, il subit l'hostilité des ministres influents et fut "renvoyé avec des présents d'or" deux ans plus tard. Ce poème, composé à cette époque, exprime l'amertume du poète face aux vicissitudes de sa carrière et la douleur d'un talent méconnu.
Premier couplet : « 大道如青天,我独不得出。 »
Dàdào rú qīngtiān, wǒ dú bùdé chū.
La voie royale s'étend comme le ciel d'azur, Seul je ne puis m'y engager.
Le poète établit un contraste saisissant entre l'immensité des possibilités offertes par la carrière officielle et son exclusion personnelle, créant d'emblée une tension dramatique.
Deuxième couplet : « 羞逐长安社中儿,赤鸡白雉赌梨栗。 »
Xiū zhú cháng'ān shè zhōng ér, chì jī bái zhì dǔ lí lì.
Honteux de suivre les fils de Chang'an, Pariant poules rouges et faisans blancs pour poires et châtaignes.
Mépris affiché pour la frivolité des jeunes nobles, symbolisant le refus du poète de compromettre son intégrité pour une reconnaissance mondaine.
Troisième couplet : « 弹剑作歌奏苦声,曳裾王门不称情。 »
Tán jiàn zuò gē zòu kǔ shēng, yè jū wáng mén bùchēng qíng.
Pincer l'épée en chantant d'amères mélodies, Traîner la robe aux portes princières sans contentement.
Allusion à Feng Xuan, personnage historique qui manifesta son mécontentement par des chants accompagnés de son épée, exprimant la frustration de Li Bai dans les cercles du pouvoir.
Quatrième couplet : « 淮阴市井笑韩信,汉朝公卿忌贾生。 »
Huáiyīn shìjǐng xiào Hán Xìn, hàncháo gōngqīng jì Jiǎ Shēng.
Han Xin moqué au marché de Huaiyin, Jia Yi jalousé par les ministres des Han.
Parallèle historique soulignant la récurrence des talents méprisés à travers les âges, universalisant l'expérience personnelle du poète.
Cinquième couplet : « 君不见昔时燕家重郭隗,拥篲折节无嫌猜。 »
Jūn bùjiàn xīshí yàn jiā zhòng Guō Kuí, yōng huì zhéjié wú xián cāi.
N'avez-vous point vu jadis le roi Yan honorer Guo Kui, Balayant lui-même sans défiance ni méfiance ?
Évocation de l'âge d'or où les souverains savaient reconnaître le mérite, contrastant amèrement avec la réalité contemporaine.
Sixième couplet : « 剧辛乐毅感恩分,输肝剖胆效英才。 »
Jù xīn yuè yì gǎn'ēn fèn, shū gān pōu dǎn xiào yīngcái.
Ju Xin et Yue Yi, touchés par cette faveur, Donnèrent leur foie et leur vésicule pour servir le talent.
Illustration de la loyauté que peut inspirer un véritable mécénat, renforçant la critique implicite du régime actuel.
Septième couplet : « 昭王白骨萦蔓草,谁人更扫黄金台? »
Zhāo wáng báigǔ yíng màn cǎo, shuí rén gèng sǎo huángjīn tái?
Les os blanchis du roi Zhao s'enlacent d'herbes folles, Qui balaiera encore la terrasse d'or ?
Image funèbre marquant la disparition des souverains éclairés, sonnant le glas des espoirs du poète.
Huitième couplet : « 行路难,归去来! »
Xínglù nán, guī qù lái!
Difficile est le chemin, Rentrons !
Conclusion abrupte et désabusée, résumant l'impasse existentielle et sonnant comme un adieu définitif à la carrière officielle.
Lecture globale
Ce poème constitue une méditation désenchantée sur l'impossibilité pour le talent de s'épanouir dans un système corrompu. Par un jeu subtil de contrastes entre l'idéal historique et la décevante réalité, Li Bai édifie une critique acerbe du pouvoir tout en affirmant sa fidélité à une éthique personnelle inflexible. L'œuvre frappe par son architecture rigoureuse et son souffle tragique.
Spécificités stylistiques
- Dialectique de l'espace : Opposition entre la voie royale infinie et l'enfermement personnel
- Palimpseste historique : Superposition des figures martyres du passé à l'expérience présente
- Rhétorique de l'échec : Usage stratégique de questions rhétoriques et d'exclamations désespérées
- Imaginaire du corps sacrifié : Métaphores organiques (foie, vésicule) illustrant l'idéal de don total
Éclairages
Au-delà du simple témoignage autobiographique, ce poème pose une question essentielle : comment préserver sa dignité lorsque le monde méprise la vertu ? La réponse de Li Bai tient dans ce double mouvement de rupture fière avec le présent et de fidélité nostalgique aux valeurs perdues. L'œuvre rappelle que les sociétés se jugent à leur façon de traiter leurs meilleurs esprits.
À propos du poète
Li Bai (李白), 701 - 762 apr. Li Bai a porté la poésie chinoise classique, en particulier la poésie romantique, à son apogée et a influencé des générations de lettrés exceptionnels dans le passé et le présent grâce à ses remarquables réalisations.