Après une séparation de dix années,
De nouveau nous nous sommes rencontrés.
—Qui êtes-vous? Je vous prends pour un inconnu;
Ton nom me rappelle un visage que j’ai su.
Nous causons des vicissitudes du passé
Jusqu’à ce que la cloche du soir soit sonnée.
Demain tu prendras le chemin du sud,
Au-delà des monts je te perdrai de vue.
Poème chinois
「喜见外弟又言别」
李益
十年离乱后,长大一相逢。
问姓惊初见,称名忆旧容。
别来沧海事,语罢暮天钟。
明日巴陵道,秋山又几重?
Explication du poème
Ce poème naît des cendres de la guerre, alors que le poète, après une décennie de chaos, retrouve par hasard son cousin dans une époque troublée. Les révoltes d'An Lushan et les seigneurs de guerre qui s'ensuivirent ont dispersé les familles - ces retrouvailles miraculeuses mêlent joie et amertume devant les vicissitudes du destin. D'une plume concise mais profonde, le poète capture l'émotion des retrouvailles, la nostalgie du passé et la mélancolie de la séparation imminente, reflet des déchirements d'un âge de fer.
Premier distique : « 十年离乱后,长大一相逢。 »
Shí nián lí luàn hòu, zhǎng dà yī xiāng féng.
Dix ans de séparation guerrière,
Nous voilà grands, face à face par miracle.
Le poète plante d'emblée le décor : une décennie de chaos transformant enfants en adultes. Les retrouvailles, teintées d'émerveillement, portent en germe la mélancolie des métamorphoses temporelles.
Second distique : « 问姓惊初见,称名忆旧容。 »
Wèn xìng jīng chū jiàn, chēng míng yì jiù róng.
"Quel est votre nom ?" demandai-je, étranger à mon propre sang,
Votre réponse fit resurgir un visage oublié.
Ce distique restitue avec acuité l'étrangeté des retrouvailles. Le temps et la guerre ont effacé les traits familiers - il faut le rituel du nom pour réveiller la mémoire. Une scène universelle où pointe l'absurdité des conflits humains.
Troisième distique : « 别来沧海事,语罢暮天钟。 »
Bié lái cāng hǎi shì, yǔ bà mù tiān zhōng.
"Depuis notre adieu, le monde a sombré dans les flots",
Notre dialogue s'achève sur les cloches vespérales.
"Les affaires de la mer trouble" symbolisent les bouleversements historiques. Les cloches du crépuscule, comme un glas, sonnent la fin de l'entretien et le retour inexorable du temps présent.
Quatrième distique : « 明日巴陵道,秋山又几重? »
Míng rì Bālíng dào, qiū shān yòu jǐ chóng?
Demain, tu reprendras la route de Baling,
Combien de montagnes automnales nous sépareront ?
La "route de Baling" s'étire comme un destin, les "montagnes automnales" accumulant obstacles géographiques et métaphysiques. Cette interrogation sans réponse clôt le poème sur une note de séparation éternelle.
Analyse approfondie
Ce poème cisèle en quelques traits l'essence des retrouvailles en temps de guerre. Le poète saisit des instantanés fulgurants : méconnaissance mutuelle, flot de paroles ressuscitant le passé, cloches annonçant la fin du dialogue. Chaque détail devient symbole des aléas humains dans un monde disloqué.
La progression émotionnelle - de la surprise à la nostalgie, puis à l'angoisse de la séparation - épouse le flux naturel des sentiments. Le poème transcende l'anecdote personnelle pour peindre le sort de toute une génération broyée par l'histoire.
Spécificités stylistiques
- Fusion narrativo-lyrique : Le récit des retrouvailles porte en lui-même le lyrisme, sans besoin d'effusion explicite.
- Gradation émotionnelle : Étonnement → Reconnaissance → Confidences → Pressentiment du départ, suivant une logique psychologique implacable.
- Symbolisme naturel : Cloches vespérales (fuite du temps), montagnes automnales (obstacles existentiels).
- Économie verbale : En seize caractères, une épopée humaine miniature.
Éclairages
Ce poème cristallise l'absurdité de la condition humaine en période de troubles. Les retrouvailles, loin d'être un happy end, deviennent le prélude d'une nouvelle séparation. Il interroge : comment trouver ancrage quand le monde défait les amarres ? La réponse poétique réside dans l'acte même d'écrire - fixer l'éphémère en vers pour conjurer l'oubli. Une leçon de résilience par l'art, toujours actuelle.
Traducteur de poésie
Xu Yuanchong(许渊冲)
À propos du poète
Li Yi (李益), 748 - 829 après J.-C., originaire de Wuwei dans la province de Gansu, était l'un des « dix lettrés de la dynastie Dali », et est surtout connu pour ses écrits sur la frontière, en particulier ses strophes de sept syllabes.