Nulle eau par terre n 'est si vaste que la mer;
Rien au-dessus du mont n 'est plus beau que la nue.
Je n ’ai pas peur de descendre jusqu’ en enfer
Si par là je ne te perdais jamais de vue.
Poème chinois
「离思五首 · 其四」
元稹
曾经沧海难为水,除却巫山不是云。
取次花丛懒回顾,半缘修道半缘君。
Explication du poème
Ce poème-requiem, composé par Yuan Zhen en 809 après la mort prématurée de son épouse Wei Cong, élève le chagrin conjugal au rang d'expérience métaphysique. En quatre vers d'une densité lapidaire, le poète des Tang y explore les confins de l'amour endeuillé, là où la douleur se transmue en ascèse spirituelle.
Premier distique : « 曾经沧海难为水,除却巫山不是云。 »
Céngjīng cānghǎi nán wéi shuǐ, chú què Wūshān bùshì yún.
Avoir connu l'océan rend toute eau indigne, Hors des nuages du Mont Wu, point de vraie nuée.
L'océan (沧海) et le Mont Wu (巫山), archétypes culturels de la plénitude amoureuse, deviennent ici étalons absolus. La négation catégorique ("indigne", "point de") érige la défunte en paradigme indépassable. Chaque image condense une cosmologie sentimentale où le veuf ne perçoit plus que des pâles reflets d'un paradis perdu.
Second distique : « 取次花丛懒回顾,半缘修道半缘君。 »
Qǔ cì huā cóng lǎn huígù, bàn yuán xiūdào bàn yuán jūn.
Parcourant les bouquets fleuris, mon regard refuse de se tourner, Moitié par ascèse, moitié à cause de Vous.
Ce distique opère une sublimation du deuil. Le "refus de se tourner" traduit moins un mépris des vivantes qu'une fidélité spectrale. La répartition égale ("moitié/moitié") entre quête spirituelle et attachement posthume révèle l'impossible choix du veuf, condamné à naviguer entre deux mondes.
Lecture globale
Yuan Zhen construit ici un mausolée verbal où chaque mot est une offrande à l'absente. Le poème fonctionne comme une chambre noire alchimique : la douleur brute (distique 1) s'y transmute en or pur de la mémoire (distique 2). La structure binaire reflète la dualité déchirante du survivant - corps parmi les vivants, âme fiancée à une ombre.
Spécificités stylistiques
- Hyperbole élégiaque : L'océan et le mont Wu comme superlatifs absolus
- Dichotomie calculée : La division "moitié/moitié" mathématise l'irrationnel du deuil
- Érotisme sacralisé : Les "nuages du Mont Wu", allusion au Rêve de la déesse, deviennent icône funéraire
- Economie de moyens : 28 caractères suffisent à circonscrire l'infini de la perte
Éclairages
Ce poème transcende son contexte historique pour toucher à l'universel du veuvage amoureux. En déclarant l'incommensurabilité de sa perte ("toute eau indigne"), Yuan Zhen anticipe les théories modernes sur le deuil comme expérience d'"incomparabilité". Sa solution - partager son être entre ascèse et souvenir - préfigure les travaux de Freud sur le travail de deuil. Une œuvre qui, douze siècles plus tard, continue de nous apprendre que l'amour extrême survit à l'être aimé, fût-ce au prix d'un exil permanent du monde sensible.
Traducteur de poésie
Xu Yuanchong(许渊冲)
À propos du poète
Yuan Zhen (元稹), 779 - 831 après J.-C., originaire de Luoyang, dans la province du Henan, fut pauvre dans ses jeunes années et devint fonctionnaire en 793 après avoir réussi l'examen impérial, mais il fut ensuite rétrogradé pour avoir offensé les eunuques et les bureaucrates démodés, et mourut d'une violente maladie sur le chemin de son poste. Il était ami avec Bai Juyi et écrivait souvent des poèmes ensemble.