J’ai épousé un marchand
Qui ne revient pas à temps.
La marée est exacte à retourner;
J'aurais epouser un batelier.
Poème chinois
「江南曲」
李益
嫁得瞿塘贾,朝朝误妾期。
早知潮有信,嫁与弄潮儿。
Explication du poème
Ce poème de la dynastie Tang appartient au genre des "plaintes du gynécée", exprimant le ressentiment d'une épouse de marchand, livrée à la solitude de sa chambre en l'absence prolongée de son mari. À l'époque Tang, le commerce florissant obligeait nombre de marchands à parcourir l'empire, laissant leurs femmes attendre indéfinment leur retour. Ces poèmes de solitude féminine se divisent en deux catégories : l'attente des épouses de soldats, et les plaintes des femmes de marchands - ce poème étant un archétype de la seconde catégorie. En des termes directs et dépouillés, le poète donne vie à la psychologie tourmentée de l'épouse délaissée, renforçant l'expressivité du texte par des métaphores ingénieuses.
Premier distique : « 嫁得瞿塘贾,朝朝误妾期。 »
Jià dé Qútáng gǔ, zhāozhāo wù qiè qī.
Mariée à un marchand des Gorges Qutang,
Chaque aube reporte l'échéance promise.
D'emblée, le poète donne voix au désappointement de l'épouse. Ses espoirs répétés de retrouvailles sont sans cesse déçus. Que ce soit par les affaires pressantes ou les routes impraticables, le mari manque toujours au rendez-vous. Le verbe "manquer" (误) cristallise l'amertume, exprimant à la fois reproche et résignation.
Second distique : « 早知潮有信,嫁与弄潮儿。 »
Zǎo zhī cháo yǒu xìn, jià yǔ nòngcháo ér.
Si j'avais su la marée si ponctuelle,
J'aurais épousé un danseur de vagues!
Le poète établit un contraste ingénieux entre l'inconstance du mari et la régularité des marées. Le flux et reflux obéit à des lois immuables, tandis que le retour du marchand n'a aucune certitude. Face à l'attente vaine, l'épouse en vient à regretter son choix - préférant imaginer un mariage avec un modeste pêcheur, au rythme dicté par l'océan fidèle. Cette hyperbole apparemment absurde, née d'une frustration extrême, rend le sentiment d'abandon plus poignant encore.
Analyse approfondie
Bien que concis, ce poème utilise avec brio le contraste et l'ironie pour révéler toute l'amertume du personnage. La "fiabilité" des marées fait ressortir la "défaillance" du mari, métaphore aussi novatrice qu'évocatrice. La jeune femme ne souhaite pas réellement changer d'époux, mais cette hypothèse teintée d'autodérision trahit l'intensité de sa détresse. Cette expression indirecte renforce la puissance émotionnelle tout en approfondissant la caractérisation.
Par ailleurs, le poème adopte un style dépouillé, sans fioritures, d'une efficacité remarquable. Les vers semblent jaillir spontanément du cœur de l'épouse, dans la veine directe des ballades populaires. Le poète ne recourt à aucun lyrisme explicite, préférant laisser parler les détails du quotidien pour révéler subtilement l'émotion, accentuant ainsi la mélancolie.
Spécificités stylistiques
- Antithèse expressive : La marée "fidèle" souligne cruellement les "manquements" du mari.
- Langage simple, inspiration folklorique : La brièveté même des vers restitue une plainte orale, d'autant plus touchante.
- Expression indirecte, émotion authentique : Le reproche voilé dans l'hypothèse du "danseur de vagues" révèle une blessure profonde.
- Portée sociale : Au-delà du cas individuel, le poème donne voix à toutes les femmes invisibilisées de la société féodale.
Éclairages
Ce poème transcende la simple complainte conjugale pour dénoncer la condition féminine sous les Tang. Tandis que les marchands parcourent le monde pour leur profit, leurs épouses subissent dans l'ombre l'usure de l'attente. Leurs besoins affectifs sont ignorés, leur solitude sans recours. À travers un langage délibérément prosaïque, le poète expose crûment cette injustice, suscitant chez le lecteur un sourire amer devant l'évocation de ces destins sacrifiés.
Traducteur de poésie
Xu Yuan-chong(许渊冲)
À propos du poète
Li Yi (李益), 748 - 829 après J.-C., originaire de Wuwei dans la province de Gansu, était l'un des « dix lettrés de la dynastie Dali », et est surtout connu pour ses écrits sur la frontière, en particulier ses strophes de sept syllabes.