En dix ans le vivant ne sait rien de la morte.
Puis-je t’oublier bien que nul ne m’apporte
La nouvelle de ta tombe solitaire.
Dont mille lieues m'ont séparé?
A qui épancherai-je mon cœur brisé?
Même si tu m’avais revu,
M ’aurais-tu reconnu,
Le visage couvert de poussière
Et les cheveux de givre poudrés?
Hier soir j’ai rêvé d’être
De retour et de te voir faire à la fenêtre
Ta toilette. Nous nous regardions sans rien dire,
Noyés de pleurs.
D’année en année, j’imagine en vain
Que ton cœur se déchire
Par la douleur,
Au clair de lune, sur le tertre planté de pins.
Poème chinois
「江城子 · 记梦」
苏轼
十年生死两茫茫,不思量,自难忘。千里孤坟,无处话凄凉。
纵使相逢应不识,尘满面,鬓如霜。
夜来幽梦忽还乡,小轩窗,正梳妆。相顾无言,惟有泪千行。
料得年年肠断处,明月夜,短松冈。
Explication du poème
Ce poème fut composé par Su Shi en 1075 alors qu'il servait à Mizhou (actuelle Zhucheng, Shandong), en mémoire de son épouse Wang Fu, décédée prématurément en 1056 à l'âge de vingt-sept ans. Écrit pour le dixième anniversaire de sa disparition, c'est l'œuvre commémorative la plus poignante et la plus émouvante de Su Shi, où le rêve devient médium d'une expression affective d'une sincérité bouleversante, célébrée à travers les siècles.
Première partie : « 十年生死两茫茫,不思量,自难忘。千里孤坟,无处话凄凉。纵使相逢应不识,尘满面,鬓如霜。 »
Shí nián shēngsǐ liǎng mángmáng, bù sīliang, zì nánwàng. Qiān lǐ gū fén, wú chù huà qīliáng. Zòngshǐ xiāngféng yīng bù shí, chén mǎn miàn, bìn rú shuāng.
Dix ans nous séparent, vivant et mort - un abîme infini, Je m'interdis d'y penser, mais ne puis oublier. Ta tombe solitaire à mille lieues, Nulle part où déposer ma douleur. Même si nous nous rencontrions, tu ne me reconnaîtrais plus, Le visage couvert de poussière du monde, Les tempes blanches comme givre.
D'emblée, « dix ans nous séparent » exprime la douleur de la séparation mortelle, les caractères 茫茫 (infini) traçant la frontière entre vie et mort. « Je m'interdis d'y penser » révèle une peine contenue mais indélébile. « Tombe solitaire à mille lieues » conjugue éloignement géographique et isolement spirituel - une « tombe solitaire » sans « où déposer ma douleur », chaque mot portant son poids de chagrin. « Tu ne me reconnaîtrais plus » fusionne rêve et réalité, montrant comment les épreuves ont marqué le poète : même dans un hypothétique rêve, sa transformation le rend méconnaissable - supposition déchirante. Au-delà du deuil, Su Shi exprime ici dix années d'épreuves et la solitude d'une existence marquée par les vicissitudes.
Seconde partie : « 夜来幽梦忽还乡,小轩窗,正梳妆。相顾无言,惟有泪千行。料得年年肠断处,明月夜,短松冈。 »
Yè lái yōu mèng hū huán xiāng, xiǎo xuān chuāng, zhèng shūzhuāng.
Xiānggù wú yán, wéi yǒu lèi qiān háng.
Liào dé nián nián cháng duàn chù, míngyuè yè, duǎn sōng gāng.
Cette nuit, un rêve subtel me ramena soudain au pays, À la fenêtre du pavillon, tu te coiffais comme jadis. Nous nous regardâmes sans mots, Seules des larmes inépuisables. Je sais qu'année après année, là où ton cœur se brise, Les nuits de claire lune, Sur la colline aux pins rabougris.
« Un rêve subtel me ramena » prolonge dans l'irréel ce que la vie refuse. « À la fenêtre du pavillon, tu te coiffais » ressuscite scènes et gestes familiers. Leur rencontre muette, où « des larmes inépuisables » remplacent les mots, concentre en « nous nous regardâmes sans mots » toute une agonie silencieuse.
Les trois derniers vers, d'une retenue sublime, imaginent l'épouse défunte le pleurant à son tour : « là où ton cœur se brise » projette l'affection par-delà la mort. « Nuits de claire lune, colline aux pins » closent sur une image à la fois concrète (le lieu de sépulture) et symbolique (la lune, pont entre les mondes ; les pins, emblèmes de permanence). En quelques traits, Su Shi grave l'essence même du chagrin.
Lecture globale
Ce poème commémoratif allie une structure rigoureuse (première partie ancrée dans le réel, seconde dans le rêve) à une intensité émotionnelle sans pareille. Le contraste entre la « tombe solitaire » et la « fenêtre familière », entre les « tempes blanches » et la « coiffure d'autrefois », crée une tension tragique. Chaque détail - les larmes silencieuses, le cœur brisé annuel - frappe par sa puissance visuelle et psychologique, exprimant un amour conjugal transcendé par la mort.
Spécificités stylistiques
- Alternance réel/onirique renforçant l'impact émotionnel
- Économie de moyens : « Visage couvert de poussière », « colline aux pins » - des images minimalistes mais d'une profondeur inépuisable
- Douleur contenue : Une tristesse intériorisée, plus déchirante que tout sanglot
- Symbolisme naturel : La tombe, la lune, les pins deviennent réceptacles de l'émotion
Éclairages
Face au temps et à la mort, ce poème affirme la pérennité des sentiments vrais. Le chagrin de Su Shi n'est pas exhibition, mais résonance spirituelle traversant les frontières de l'existence. En mariant raison et passion, il offre non seulement un modèle d'expression lyrique, mais nous enseigne à chérir les présents et honorer les absents. Si la vie passe, l'amour demeure ; si les rêves sont illusoires, ils naissent du plus vrai des cœurs. Pour Su Shi, l'affection franchit les abîmes temporels pour toucher à l'éternel.
Traducteur de poésie
Xu Yuanchong(许渊冲)
À propos du poète
Su Shi (苏轼), 1036 - 1101 après J.-C., originaire de la ville de Meishan, dans la province du Sichuan, était un écrivain talentueux de la dynastie des Song du Nord. Il était très doué pour la poésie, la prose et la fugue.