La vie n’est qu’un vaste rêve, à quoi bon la peiner ?
Je passe mes jours ivre, affalé contre le pilier.
À mon réveil, je contemple la cour : un oiseau chante dans les fleurs.
« Quelle heure est-il ? » Le vent printanier répond par l’oriole.
L’émotion m’étreint, j’incline ma coupe à la place ;
Je chante en attendant la lune, et la mélodie efface tout sentiment.
Poème chinois
「春日醉起言志」
李白
处世若大梦,胡为劳其生?
所以终日醉,颓然卧前楹。
觉来眄庭前,一鸟花间鸣。
借问此何时?春风语流莺。
感之欲叹息,对酒还自倾。
浩歌待明月,曲尽已忘情。
Explication du poème
Ce poème fut composé après que Li Bai eut été « congédié avec des présents d'or » (744 ap. J.-C.), marquant une réflexion profonde suite à sa chute des sommets politiques vers les difficultés matérielles. Ayant quitté Chang'an avec une profonde blessure spirituelle, son idéal de « stabilité universelle et paix impériale » s'était évanoui. Cette œuvre représente typiquement sa pensée tardive : sous des apparences d'ivresse libertine se cachent une quête sérieuse du sens de la vie et un détachement résolu de la réalité.
Premier couplet : « 处世若大梦,胡为劳其生? »
Chǔshì ruò dàmèng, húwèi láo qí shēng?
Vivre au monde est comme un grand rêve, pourquoi s'épuiser en vains efforts ?
D'emblée, le ton est donné par une interrogation philosophique fondamentale, remontant au Zhuangzi : « Quand on rêve, on ignore que c'est un rêve ». Cette question n'est pas une négation passive de la vie, mais un doute radical sur le système de valeurs mondaines. Elle dépouille gloires et richesses de leur aura sacrée, les réduisant à des scènes illusoires dans le « grand rêve », fournissant une base philosophique solide à l'« ivresse » qui suit.
Deuxième couplet : « 所以终日醉,颓然卧前楹。 »
Suǒyǐ zhōngrì zuì, tuírán wò qián yíng.
C'est pourquoi, ivre tout le jour, affalé, je dors sous l'avant-toit.
C'est la réponse comportementale à la question du premier couplet. « C'est pourquoi » établit une logique causale rigoureuse. Son « ivresse » est une stratégie de vie activement choisie, une décision lucide après avoir percé la nature des affaires mondaines. « Affalé » décrit la posture corporelle après l'ivresse, mais transmet aussi un abandon total des gloires mondaines et un relâchement spirituel complet.
Troisième couplet : « 觉来眄庭前,一鸟花间鸣。 »
Jué lái miǎn tíng qián, yī niǎo huā jiān míng.
À mon réveil, regardant nonchalamment la cour, un oiseau chante parmi les fleurs.
La perspective passe de l'introspection philosophique à la contemplation de la nature. « Regardant nonchalamment » est extrêmement évocateur, un coup d'œil distrait et paresseux, en parfaite continuité avec l'état d'« ivresse tout le jour ». L'oiseau chantant parmi les fleurs est une scène de vie libre et innocente, non entravée, offrant au poète un référentiel transcendant les conflits humains.
Quatrième couplet : « 借问此何时?春风语流莺。 »
Jièwèn cǐ hé shí? Chūnfēng yǔ liúyīng.
Je demande : en quelle saison sommes-nous ? Le vent printanier parle à l'oriole fugace.
Ce couplet est empli d'une poésie vivante. Oublieux du temps à cause de l'ivresse, le poète doit interroger la nature. La réponse ne vient pas du calendrier, mais du « dialogue » entre le « vent printanier » et l'« oriole fugace ». Cette personnification par synesthésie intègre complètement le poète au rythme naturel ; il n'est plus spectateur, mais participant à l'écoute entre ciel et terre.
Cinquième couplet : « 感之欲叹息,对酒还自倾。 »
Gǎn zhī yù tànxī, duì jiǔ hái zì qīng.
Ému, je veux soupirer, mais face au vin, je me sers encore.
Ce vers révèle une lutte intérieure subtile et profonde. « Je veux soupirer » est une réaction naturelle de la sensibilité à la beauté, mêlée peut-être de tristesse face à sa propre condition. Mais il interrompt rapidement cette émotion tendant vers la mélancolie, accomplissant son salut par l'acte de « se servir encore ». Cela montre que son ivresse n'est pas un engourdissement, mais la protection de la clarté momentanée venant d'être acquise de la nature.
Sixième couplet : « 浩歌待明月,曲尽已忘情。 »
Hào gē dài míngyuè, qū jìn yǐ wàngqíng.
Je chante à pleine voix en attendant la lune claire ; le chant achevé, mes passions s'oublient.
La conclusion s'ouvre sur une vaste ambiance, passant de la mélancolie à la transcendance. « Chanter à pleine voix » est l'exutoire et l'élévation de l'émotion ; « attendre la lune claire » donne à l'acte un caractère ritualiste, comme un pacte avec la clarté céleste. L'état final d'« oubli des passions » n'est pas l'apathie, mais ce que le taoïsme appelle « abandon du corps, dissipation de l'intelligence, départ de la forme et du savoir, union avec la grande Voie » : l'esprit, sous l'action conjuguée du vin, du chant et de la nature, réalise une fugace et pure errance.
Lecture globale
Ce poème construit un cycle émotionnel subtil d'« ivresse - éveil - ivresse », où la seconde « ivresse » est un nouveau état après l'envol spirituel. Le poème commence par la réflexion philosophique, se poursuit par l'ivresse concrète, tourne avec l'illumination naturelle, et s'achève par l'errance spirituelle. Il montre clairement comment Li Bai poeticise et vitalise la philosophie taoïste de retrait du monde through le medium du « vin ». Le « printemps » dans le poème n'est pas seulement une saison naturelle, mais symbolise un réveil et une joie de la vie authentique après s'être libéré des entraves mondaines.
Spécificités stylistiques
- Narration philosophique claire : Suivant la logique « thèse (la vie est rêve) - pratique (ivre tout le jour) - vérification (éveil observation nature) - élévation (chant oubli) », il transforme la pensée philosophique abstraite en un parcours de vie sensible.
- Présentation dramatique des contradictions internes : La transition instantanée entre « je veux soupirer » et « je me sers encore » a une forte tension dramatique, dépeignant vivant l'équilibre subtil entre immersion et transcendance.
- Union profonde de l'homme et de la nature : Le poète considère le vent printanier et l'oriole comme des partenaires dialogiques, fusionnant ses émotions (oubli des passions) avec les phénomènes naturels (lune claire), atteignant l'union cosmique où soi et choses sont oubliés.
- Langage très concentré et tension : Verbes comme « affalé », « regardant nonchalamment », « parle » sont précis et expressifs ; la juxtaposition de « chanter à pleine voix » et d'« oubli des passions » crée une immense tension artistique entre exubérance extrême et quiétude extrême.
Éclairages
Ce poème offre un modèle de reconstruction de l'ordre spirituel face l'adversité. L'« ivresse » de Li Bai est essentiellement un « retrait » actif ; en créant un mode de vie apparemment négatif (ivresse), il préserve avec succès l'indépendance et la pureté de son esprit. Il nous inspire que, lorsque les règles du monde extérieur sont incompatibles, nous pouvons chercher intérieurement à construire une demeure spirituelle nourrie par la philosophie, l'art et la nature. La vraie force réside parfois non dans la conquête de l'environnement, mais dans le courage et la sagesse de choisir une posture de vie qui maintient une distance et nourrit l'âme. Cette « ivresse » est une résistance poétique contre l'aliénation et pour la sauvegarde de l'authenticité.
À propos du poète

Li Bai (李白), 701 - 762 apr. Li Bai a porté la poésie chinoise classique, en particulier la poésie romantique, à son apogée et a influencé des générations de lettrés exceptionnels dans le passé et le présent grâce à ses remarquables réalisations.