La Grande Muraille de Lin Zexu

chu jia yu guan gan fu
La Grande Muraille barre à l’ouest le ciel bleu;
L'exilé à cheval y arrête ses yeux.
Les créneaux s’allongent jusqu' aux forêts immenses;
Les tours ailées survolent les nuages denses.
Au niveau de l’épaule le mont s’élève en l’air;
À perte de vue s’étend le vaste désert.
La forteresse était invulnérable naguère;
Tournant la tête, on ne voit qu’une motte de terre.

Poème chinois

「出嘉峪关感赋」
严关百尺界天西,万里征人驻马蹄。
飞阁遥连秦树直,缭垣斜压陇云低。
天山巉削摩肩立,瀚海苍茫入望迷。
谁道崤函千古险?回看只见一丸泥。

林则徐

Explication du poème

Ce poème fut composé en 1846 par Lin Zexu alors qu'il traversait le col de Jiayuguan lors de son exil forcé vers Yili, dans le Xinjiang. Suite à la première guerre de l'Opium, ce fonctionnaire intègre qui s'était fermement opposé au commerce de l'opium et avait résisté aux puissances étrangères, fut disgracié et exilé par les factions corrompues de la cour. Face aux paysages majestueux de cette frontière stratégique, son âme patriotique s'émeut, donnant naissance à ces vers empreints d'amertume politique et de loyauté inébranlable.

Premier couplet : « 严关百尺界天西,万里征人驻马蹄。 »
Yán guān bǎi chǐ jiè tiān xī, wàn lǐ zhēng rén zhù mǎ tí.
Le sévère col, rempart de cent pieds marquant l'occident céleste,
Le voyageur de dix mille lieues y retient son coursier.

L'ouverture souligne la monumentalité du col ("rempart de cent pieds") comme frontière naturelle et symbolique ("occident céleste"). Le "voyageur de dix mille lieues" - l'auteur lui-même - suspend sa marche dans un moment de contemplation, établissant un contraste poignant entre l'immobilité minérale du paysage et l'errance humaine.

Deuxième couplet : « 飞阁遥连秦树直,缭垣斜压陇云低。 »
Fēi gé yáo lián Qín shù zhí, liáo yuán xié yā Lǒng yún dī.
Ses pavillons aériens rejoignent au loin les arbres droits du Qin,
Ses murailles sinueuses pèsent sur les nuages bas du Long.

Ce distique tisse des liens visuels entre architecture militaire et paysage : les pavillons semblent prolonger les forêts lointaines, tandis que les remparts courbes ("sinueuses") semblent écraser les nuages. La fusion des éléments naturels et humains suggère l'harmonie stratégique entre la défense nationale et la géographie.

Troisième couplet : « 天山巉削摩肩立,瀚海苍茫入望迷。 »
Tiānshān chán xuē mó jiān lì, hànhǎi cāngmáng rù wàng mí.
Les Tian Shan, abrupts, se dressent épaule contre épaule,
La mer de sable, infinie, se perd dans un regard égaré.

La description des monts Tian Shan ("abrupts", "épaule contre épaule") et du désert ("mer de sable", "infinie") crée une impression d'écrasante grandeur naturelle. Le "regard égaré" du poète traduit autant l'émerveillement que le désarroi face à l'immensité de ces paysages frontaliers.

Quatrième couplet : « 谁道崤函千古险?回看只见一丸泥。 »
Shuí dào Xiáo Hán qiān gǔ xiǎn ? Huí kàn zhǐ jiàn yī wán ní.
Qui ose dire que les cols Xiao et Han sont éternellement imprenables ?
Me retournant, je ne vois plus qu'une motte d'argile.

La question rhétorique initiale subvertit les notions traditionnelles de frontières imprenables. L'image finale de la "motte d'argile" réduit symboliquement le formidable col de Jiayuguan à une simple parcelle de terre - métaphore amère de la vulnérabilité de l'empire face aux menaces extérieures, malgré ses défenses naturelles.

Lecture globale

Ce poème se distingue par sa structure rigoureuse et sa progression implacable. Partant de la description d'un col stratégique, il évoque ensuite des paysages naturels avant de s'élever à une méditation sur les affaires de l'État. Le langage est concis et vigoureux, l'atmosphère à la fois profonde et sublime. Lin Zexu, d'une plume énergique et passionnée, dépeint la passe de Jiayuguan avec une grandeur majestueuse, mêlant réalisme pictural et profonde réflexion patriotique. La question rhétorique finale frappe avec force, dénonçant non seulement l'aveuglement de la cour impériale, mais révélant aussi l'indéfectible loyauté du poète.

Les images comme "le voyageur de dix mille lieues" ou "l'immensité désertique" relèvent du style classique de la poésie des confins. À travers les paysages de déserts et de montagnes, se dessine l'âpreté du chemin d'exil, pourtant décrit sans la moindre plainte, mais avec la résolution fière de servir la nation dans l'épreuve. Le poème allie la grandeur visionnaire de Li Bai à la profonde inquiétude patriotique de Du Fu, incarnant pleinement l'idéal de Lin Zexu et son talent littéraire.

Spécificités stylistiques

Ce poème unit paysages grandioses et sens profond dans une langue puissante. Lin Zexu adopte les procédés spatiaux caractéristiques de la poésie des frontières pour rendre avec maestria l'altitude de Jiayuguan et l'immensité du territoire occidental. Il use abondamment d'antithèses et de questions rhétoriques qui donnent au texte sa profondeur et sa force expressive. Le distique final - "Qui ose dire que les défilés de Xiao sont éternellement infranchissables ?/ En se retournant, on n'y voit plus qu'une motte de terre" - frappe par son énergie farouche, transformant une observation géographique en satire politique subtile, reflet de la pensée profonde du poète sur le destin national.

Éclairages

Ce poème nous bouleverse par sa force spirituelle. En exil, loin de se lamenter, Lin Zexu chante les marches frontalières pour exprimer son attachement indéfectible à la patrie. Cette capacité à garder foi dans l'adversité, à embrasser les grands enjeux de son temps, offre une leçon profonde à l'homme contemporain. Sur le plan littéraire, la fusion parfaite entre réalité politique, expérience personnelle et splendeurs naturelles nous rappelle que la création doit allier sensibilité, fermeté morale et conscience historique.

Traducteur de poésie

Xu Yuanchong(许渊冲)

À propos du poète

Lin Zexu (林则徐, 1785 - 1850), originaire de Fuzhou (Fujian), fut un homme d'État et poète de la dynastie Qing. Reçu docteur en 1811, il accéda au poste de gouverneur général du Hubei et du Hunan. En 1838, envoyé extraordinaire à Canton pour interdire l'opium, il fut disgracié après la destruction des stocks et exilé à Yili. Ses poèmes, marqués par le souci du pays, forment avec son action politique un monument de l'esprit des Lumières en Chine moderne.

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