Invitation à la boisson de Li Bai

qiang jin jiu
Vois-tu ces eaux du Fleuve Jaune, tombant du ciel,
Rouler vers la mer et ne plus revenir ?
Vois-tu, dans le miroir du haut salon, nos cheveux blancs,
Noirs au matin, le soir couverts de neige ?

Il faut, joyeux, épuiser la vie,
Sans laisser la coupe d’or vide sous la lune.
Le Ciel m’a fait naître, mon talent aura son emploi ;
Mille pièces d’or perdues, je les regagnerai.

Tuons moutons et bœufs, prenons plaisir,
Buvons d’un trait trois cents coupes !
Maître Cen, Danqiu, à la boisson !
Ne cessez point de vider vos verres.

Je chante pour vous, prêtez l’oreille.
Tambours de bronze, mets de jade, que sont-ils ?
Je ne veux qu’être ivre, ne plus me réveiller.
Les sages de jadis sont tous oubliés ;
Seuls les buveurs laissent un nom.

Le prince Chen festoyait naguère,
Dispensant le vin à dix mille, libre en sa joie.
Pourquoi l’hôte parle-t-il de peu d’argent ?
Qu’on aille acheter du vin, je bois avec toi.

Mon cheval pie, ma fourrure qui vaut mille,
Enfant, sors-les, vends-les pour du vin,
Afin d’engloutir avec toi l’ennui éternel.

Poème chinois

「将进酒」
君不见黄河之水天上来,奔流到海不复回。
君不见高堂明镜悲白发,朝如青丝暮成雪。
人生得意须尽欢,莫使金樽空对月。
天生我材必有用,千金散尽还复来。
烹羊宰牛且为乐,会须一饮三百杯。
岑夫子,丹丘生,将进酒,杯莫停。
与君歌一曲,请君为我倾耳听。
钟鼓馔玉不足贵,但愿长醉不复醒。
古来圣贤皆寂寞,惟有饮者留其名。
陈王昔时宴平乐,斗酒十千恣欢谑。
主人何为言少钱,径须沽取对君酌。
五花马、千金裘,呼儿将出换美酒,与尔同销万古愁。

李白

Explication du poème

Ce poème fut composé huit ans après le « renvoi avec présents d’or » de Li Bai, lors d’un banquet en haute montagne avec ses amis Cen Xun et Yuan Danqiu. À presque cinquante ans, le poète, dont les idéaux politiques s’étaient effondrés, cachait sous des manières extravagantes une anxiété existentielle et une détresse spirituelle immenses. Invitation à la boisson est l’éruption volcanique de ces émotions complexes, transformant l’amertume de talents inemployés en une quête extrême de densité vitale, devenant un hymne à la vie écrit par le désespoir.

Premier couplet : « 君不见黄河之水天上来,奔流到海不复回。 »
Jūn bú jiàn Huáng Hé zhī shuǐ tiān shàng lái, bēn líu dào hǎi bú fù huí.
Ne vois-tu pas les eaux du fleuve Jaune descendre du ciel, Se précipiter vers la mer sans jamais revenir ?
D’emblée, une perspective cosmique sublime l’écoulement physique du fleuve en symbole du temps et du destin. « Descendre du ciel » confère au cours d’eau une dimension divine, sa magnificence cachant un sentiment de destin irrémédiable, établissant le ton vaste et poignant du poème.

Deuxième couplet : « 君不见高堂明镜悲白发,朝如青丝暮成雪。 »
Jūn bú jiàn gāo táng míng jìng bēi bái fà, zhāo rú qīng sī mù chéng xuě.
Ne vois-tu pas, dans le miroir de la grande salle, la tristesse des cheveux blancs, Du matin soie noire au soir neige ?
Le focus passe du macrocosme à l’espace intime, compressant le cours d’une vie par une hyperbole extrême. L’opposition « matin/soir » n’est pas réaliste, mais l’incarnation d’une anxiété intérieure, portant la terreur du temps qui fuit à son comble, opérant la transition de l’espace au temps, du cosmos à la vie.

Troisième couplet : « 人生得意须尽欢,莫使金樽空对月。 »
Rén shēng dé yì xū jìn huān, mò shǐ jīn zūn kōng duì yuè.
Il faut jouir pleinement des joies de la vie, Ne laisse pas la coupe d’or vide face à la lune.
Sous la pression des deux premiers couplets, ce vers est un rebond logique nécessaire. « Jouir pleinement » n’est pas un hédonisme superficiel, mais une posture active pour résister au néant après avoir reconnu la nature tragique de la vie. Le mot « vide » est chargé de la peur profonde d’une vie potentiellement gâchée.

Quatrième couplet : « 天生我材必有用,千金散尽还复来。 »
Tiān shēng wǒ cái bì yǒu yòng, qiān jīn sǎn jìn huán fù lái.
Le Ciel m’a doté de talents qui seront utiles ; Mille pièces d’or dispersées, elles reviendront.
Déclaration de confiance centrale du poème, à la fois autosuggestion profonde et ironie mordante. « Seront utiles » est une croyance ancrée dans la culture de l’âge d’or des Tang, tandis que « elles reviendront » transcende le système de valeurs matérialiste. Ce cri est une proclamation au monde extérieur et une tentative d’apaiser ses propres doutes.

Cinquième couplet : « 烹羊宰牛且为乐,会须一饮三百杯。 »
Pēng yáng zǎi niú qiě wéi lè, huì xū yī yǐn sān bǎi bēi.
Cuire mouton et bœuf pour se réjouir, Il faut vider trois cents coupes d’un trait !
Le banquet, rite primitif et solennel, transforme la « joie » abstraite en un festin sensoriel choquant. L’exagération des « trois cents coupes » vise à combler un vide spirituel immense par une abondance matérielle extrême.

Sixième couplet : « 岑夫子,丹丘生,将进酒,杯莫停。 »
Cén fūzǐ, Dān Qiū shēng, qiāng jìn jiǔ, bēi mò tíng.
Maître Cen, Danqiu, à la boisson ! Que les coupes ne s’arrêtent point !
L’interpellation soudaine brise le rythme narratif, projetant le lecteur dans le banquet, créant une dramatisation intense. Point d’élévation émotionnelle.

Septième couplet : « 与君歌一曲,请君为我倾耳听。 »
Yǔ jūn gē yī qǔ, qǐng jūn wèi wǒ qīng ěr tīng.
Pour vous je chante un air, Prêtez l’oreille à ma chanson.
Passant de « boire » à « chanter », l’émotion se sublime. Le poète crie autant qu’il boit, marquant la transition de la débauche sensorielle à la catharsis spirituelle.

Huitième couplet : « 钟鼓馔玉不足贵,但愿长醉不复醒。 »
Zhōng gǔ zhuàn yù bù zú guì, dàn yuàn cháng zuì bú fù xǐng.
Tambours de bronze, mets de jade, sans valeur ; Je ne souhaite qu’ivre à jamais, sans revenir.
Rupture publique avec les valeurs dominantes. « Ivre à jamais » est l’œil du poème : l’ivresse est une résistance à la laideur de la réalité ; ne pas vouloir revenir, car le monde éveillé ne mérite pas d’être affronté.

Neuvième couplet : « 古来圣贤皆寂寞,惟有饮者留其名。 »
Gǔ lái shèng xián jiē jì mò, wéi yǒu yǐn zhě liú qí míng.
De tout temps, sages et saints furent solitaires, Seuls les buveurs laissent un nom.
Par une vision de l’histoire provocatrice, le poète réaffirme sa valeur. Parole de colère extrême, ironisant sur la « solitude » des sages par la « renommée » des buveurs, trouvant une glorieuse excuse à son propre « échec ».

Dixième couplet : « 陈王昔时宴平乐,斗酒十千恣欢谑。 »
Chén wáng xī shí yàn Píng Lè, dǒu jiǔ shí qiān zì huān xuè.
Le prince de Chen jadis festoyait à Pingle, Dix mille par mesure, il s’amusait sans frein.
Évoquant Cao Zhi, talentueux mais méfié, le poète se compare. La « gaieté débridée » de Cao Zhi cache une amertume politique ; Li Bai trouve en lui un âme sœur trans-temporelle, donnant à sa colère une profondeur historique.

Onzième couplet : « 主人何为言少钱,径须沽取对君酌。 »
Zhǔ rén hé wèi yán shǎo qián, jìng xū gū qǔ duì jūn zhuó.
Maître, pourquoi parler de peu d’argent ? Va qu’on achète du vin, je bois avec toi !
Le poète, s’appropriant le rôle de l’hôte, peint son tempérament héroïque, montrant une émotion atteignant son paroxysme.

Douzième couplet : « 五花马、千金裘,呼儿将出换美酒,与尔同销万古愁。 »
Wǔ huā mǎ, qiān jīn qiú, hū ér jiāng chū huàn měi jiǔ, yǔ ěr tóng xiāo wàn gǔ chóu.
Cheval pie, manteau de fourrure, Échangez-les contre du vin, Afin d’abolir avec vous l’éternel chagrin !
Point culminant émotionnel. « Éternel chagrin » est une révélation foudroyante : le chagrin n’est pas personnel, mais une compassion profonde pour les dilemmes humains éternels (brièveté de la vie, talents inemployés, etc.). La prodigalité matérielle extrême contre le dilemme spirituel ultime crée un paradoxe à la fois tragique et sublime.

Lecture globale

Cette œuvre est une symphonie polyphonique mêlant une extrême confiance et un profond désespoir, allégresse et affliction. Sa structure émotionnelle n’est pas linéaire, mais une agitation cyclique de « tristesse – joie – colère – folie ». Le poème commence par l’image cosmique du « fleuve Jaune » et s’achève sur la lamentation philosophique de « l’éternel chagrin », construisant un cadre grandiose allant de l’espace au temps, de l’individu à l’histoire. Dans cette bacchanale langagière, Li Bai élève le « vin » au rang de symbole central d’une philosophie de vie : à la fois anesthésiant et catalyseur, refuge et champ de bataille. Par son momentum torrentiel, son langage provocateur et sa conscience aiguë de la tragédie vitale, ce poème demeure l’œuvre la plus saisissante de « lucidité dans l’ivresse » de l’histoire poétique chinoise.

Spécificités stylistiques

  • Rythme fulgurant et tension complexe de l’émotion : Les émotions montent et chutent brutalement, comme les vagues du fleuve Jaune. Confiance et doute, joie et colère, plusieurs émotions contradictoires s’entremêlent, créant une énorme tension artistique.
  • Usage limite de l’hyperbole : L’exagération est omniprésente, des « trois cents coupes » à « l’éternel chagrin », défiant l’imagination par des nombres et concepts extrêmes, au service d’une expression émotionnelle explosive.
  • Phrasé et rythme libre et erratique : Les vers de longueur inégale, au rythme changeant, comme « Maître Cen, Danqiu, à la boisson ! », brisent le rythme conventionnel, imitant la langue dans l’ivresse.
  • Façonnement épique de l’image de soi : À travers ce poème, le poète forge son image d’« immortel banni » – le « dieu du vin » de l’âge d’or des Tang, image qui le dépasse pour devenir un symbole culturel éternel.

Éclairages

Ce poème révèle un héroïsme tragique qui maintient la force vitale dans l’impasse. Il nous dit que lorsque le conflit entre l’individu et le monde extérieur est insoluble, l’homme peut se tourner vers son for intérieur, affirmant sa valeur existentielle par une exaltation spirituelle extrême. L’« ivresse » de Li Bai est une chute lucide, une adhésion intérieure accomplie par une débauche apparente. Dans la société contemporaine, nous n’avons peut-être plus la passion de « disperser mille pièces d’or », mais nous faisons face à des variantes modernes de « l’éternel chagrin » – nihilisme, anxiété de la réussite, pression du temps. Ce poème nous inspire : la vraie force réside peut-être non à éliminer le chagrin, mais à avoir le courage et la capacité, comme Li Bai, de transformer le « chagrin » en un poème magnifique, la désespoir en une célébration de la vie. Après avoir reconnu la tonalité tragique de la vie, pouvoir encore crier « Le Ciel m’a doté de talents qui seront utiles » et brûler ardemment pour cela, voilà la raison pour laquelle cette œuvre traverse les millénaires et nous enthousiasme encore.

À propos du poète

Li Bai

Li Bai (李白), 701 - 762 apr. Li Bai a porté la poésie chinoise classique, en particulier la poésie romantique, à son apogée et a influencé des générations de lettrés exceptionnels dans le passé et le présent grâce à ses remarquables réalisations.

Total
0
Shares
Prev
L’Abbaye du Pie de Li Bai
ti feng ding si

L’Abbaye du Pie de Li Bai

Nuit passée au sanctuaire des cimes ; Ma main levée effleure les astres

You May Also Like