Le Jardin des Shen I de Lu You

shen yuan er shou i
Le cor triste sonne à la brune en haut des murs;
Je ne trouve plus au jardin d'alors tes traces.
Sous le pont l’eau verdit à briser un cœur pur;
Elle t’y a vu mirer ton angélique face.

Poème chinois

「沈园二首 · 其一」
城上斜阳画角哀,沈园非复旧池台。
伤心桥下春波绿,曾是惊鸿照影来。

陆游

Explication du poème

Ce poème fut composé vers 1220, alors que Lu You, âgé de soixante-quinze ans, approchait du crépuscule de sa vie. Lors d'une revisitée au jardin Shen, lieu témoin de sa douloureuse séparation avec sa première épouse Tang Wan, les souvenirs de leur unique rencontre fortuite ressurgirent avec une intensité poignante, donnant naissance à cette élégie d'une profonde mélancolie. Ce retour dans le jardin le confronta une fois encore au tragique passé et à un amour à jamais perdu, le poème déployant une émotion en spirale où se mêlent la nostalgie déchirante et une résignation face aux caprices du destin.

Premier couplet : « 城上斜阳画角哀,沈园非复旧池台。 »
Chéng shàng xiéyáng huà jiǎo āi, Shěn yuán fēi fù jiù chí tái.
Sur les remparts, un soleil oblique et le son plaintif des cors ; Le jardin Shen n'est plus ce qu'il fut, ses pavillons et ses étangs ont changé.

Le vers inaugural établit une atmosphère de désolation à travers l'image du « soleil oblique » et des « cors plaintifs », l'adjectif « plaintif » reflétant moins le son des instruments que l'état d'âme du poète. Le second vers introduit le jardin Shen comme lieu de mémoire et de projection affective, tout en constatant sa métamorphose - un paysage méconnaissable comme vu à travers les brumes du temps. Cette strophe fusionne magistralement paysage et émotion, donnant le ton à l'ensemble du poème.

Deuxième couplet : « 伤心桥下春波绿,曾是惊鸿照影来。 »
Shāngxīn qiáo xià chūn bō lǜ, céng shì jīng hóng zhào yǐng lái.
Sous le pont du Chagrin, les vagues printanières sont toujours vertes ; Là où jadis son reflet glissa comme une oie sauvage surprise.

Ces vers font basculer du présent au souvenir. Face aux « vagues printanières » inchangées, la mémoire du poète revient quarante ans en arrière, quand Tang Wan apparut fugitivement « comme une oie sauvage surprise » se reflétant dans l'eau. Cette vision furtive devint une empreinte indélébile, et le contraste entre la permanence du paysage (« vagues toujours vertes ») et la disparition de l'être aimé amplifie la douleur. Le pont « du Chagrin » donne son nom à toute la strophe, portant l'émotion à son paroxysme avec une force qui émeut profondément.

Lecture globale

Le poème s'ouvre sur le « soleil oblique » et les « cors plaintifs » pour s'achever sur les « vagues vertes » et l'« oie sauvage », suivant une progression rigoureuse où le paysage présent fait ressurgir la douleur du souvenir. Lu You tente de retrouver dans les vestiges du jardin l'ombre du passé, tout en étant confronté à l'irrémédiable disparition, créant ainsi une mélancolie d'une profondeur abyssale. Cette élégie, où le paysage devient le miroir de l'âme, exprime un deuil intense sans tomber dans le pathos, atteignant une sobriété poignante.

Spécificités stylistiques

  1. Économie verbale, densité émotionnelle : Des images comme « cors plaintifs », « vagues vertes » ou « oie sauvage » ne sont pas de simples ornements mais des correspondances exactes de l'état d'âme du poète.
  2. Polyphonie sensorielle : La combinaison du visuel (soleil oblique, vagues vertes) et de l'auditif (cors) crée une immersion synesthésique.
  3. Architecture émotionnelle : La progression du réel au souvenir, du paysage à l'absence, guide le lecteur dans une expérience affective crescendo.
  4. Classicisme formel : La structure rigoureuse (quatrain régulier) contraste avec l'intensité du sentiment, typique de la maîtrise tardive de Lu You.

Éclairages

Ce poème révèle la fidélité indéfectible de Lu You à son amour de jeunesse, une passion que même le grand âge n'avait pu éroder. Le jardin Shen y devient bien plus qu'un lieu physique : un espace sacré de la mémoire, un sanctuaire où l'âme vient se recueillir. La profondeur et la constance de ce sentiment, transcendant les décennies, continuent de nous émouvoir et nous rappellent que les véritables attaches ne s'effacent pas avec le temps - elles se taisent peut-être, mais demeurent gravées dans la partie la plus intime de notre être, devenant des cicatrices lumineuses qui définissent notre humanité.

Traducteur de poésie

Xu Yuanchong(许渊冲)

À propos du poète

Lu You

Lu You (陆游), 1125-1210 après J.-C., était un lettré, historien et poète de la dynastie Song, originaire de Shaoxing, dans la province du Zhejiang. Lu You était l'un des poètes les plus prolifiques de Chine, avec environ 9 300 poèmes conservés. Ses poèmes sont connus pour leur magnifique patriotisme, reflétant l'esprit de l'époque où le peuple de la dynastie Song luttait contre l'agression et la capitulation.

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