Le jeune immortel, épris de la Voie,
A creusé un étang à l’image des Îles Bienheureuses.
Les poissons jouent, libres de leur nature,
Les bateaux dérivent, allant et venant à leur gré.
Comme les hommes de Qin distinguaient poules et chiens,
Comme sous le règne de Yao, on reconnaissait Chaoyou.
De retour devant la porte rustique,
Je me délecte encore de la lumière oblique sur ce lieu paisible.
Poème chinois
「题沈东美员外山池」
綦毋潜
仙郎偏好道,凿沼象瀛洲。
鱼乐随情性,船行任去留。
秦人辨鸡犬,尧日识巢由。
归客衡门外,仍怜返景幽。
Explication du poème
Ce poème fut composé au milieu de la dynastie Tang, une période de relative stabilité sociale où les lettrés-fonctionnaires oscillaient souvent entre carrière officielle et vie retirée. Qiwu Qian, connu pour ses poèmes paysagers et érémitiques, était de tempérament serein, indifférent aux honneurs officiels, souvent inspiré par les montagnes et les forêts, adepte du concept taoïste de quiétude et de non-agir.
Shen Dongmei, ami de Qiwu Qian, occupait le poste de Yuánwài (un fonctionnaire de sixième rang), homme d'une noble simplicité et féru d'études taoïstes. En poste, il fit creuser un étang montagneux, s'inspirant du légendaire Yingzhou - l'une des trois îles immortelles en mer, réputée demeure des divinités. Pour les lettrés de l'époque, ces jardins aux accents mythiques n'étaient pas seulement des paysages matériels, mais aussi des refuges spirituels, symbolisant une vie idéale loin du tumulte du monde, proche de la nature. Invité par Shen Dongmei à visiter son étang montagneux, Qiwu Qian, touché par sa quiétude et son harmonie, composa ce poème, à la fois éloge du goût raffiné de son ami et écho à leur idéal partagé de retraite érémitique.
Premier distique : « 仙郎偏好道,凿沼象瀛洲。 »
Xiān láng piān hào dào, záo zhǎo xiàng yíng zhōu.
"Ce jeune immortel voué au Dao,
Creusa un étang à l'image d'Yingzhou."
L'expression "jeune immortel" loue à la fois l'apparence élégante et l'esprit transcendant de Shen Dongmei. Yingzhou, île mythique des immortels, confère immédiatement à l'étang une dimension merveilleuse. Ces deux vers dépeignent directement le caractère du maître des lieux et le style de l'étang, établissant d'emblée une atmosphère hors du commun.
Second distique : « 鱼乐随情性,船行任去留。 »
Yú lè suí qíng xìng, chuán xíng rèn qù liú.
"Les poissons joyeux suivent leur nature,
Le bateau avance ou s'arrête à son gré."
Ces deux vers unissent le charme naturel et l'idéal humain. La liberté des poissons symbolise l'authenticité de la vie, tandis que l'errance du bateau métaphorise l'esprit sans entraves. Sans artifice, le distique révèle une vision sereine d'"union entre ciel et homme".
Troisième distique : « 秦人辨鸡犬,尧日识巢由。 »
Qín rén biàn jī quǎn, yáo rì shí cháo yóu.
"Comme les gens de Qin distinguant poules et chiens,
Comme l'ère de Yao reconnaissant Chaoyou."
Le poète élève la dimension spirituelle du lieu par deux allusions historiques - "gens de Qin" évoque une vie campagnarde paisible où voisins se reconnaissent aux cris des animaux ; "ère de Yao" célèbre l'âge d'or où les sages comme Chaoyou étaient reconnus. Ainsi, le poète loue non seulement l'environnement, mais aussi une société idéale, paisible et éclairée.
Quatrième distique : « 归客衡门外,仍怜返景幽。 »
Guī kè héng mén wài, réng lián fǎn jǐng yōu.
"Moi, visiteur revenu devant la porte de bois,
M'émerveille encore de la lumière déclinante."
"Visiteur revenu" désigne le poète lui-même ; "porte de bois" souligne la simplicité du lieu ; "lumière déclinante" capture les reflets du soleil couchant. Le verbe "s'émerveiller" (怜), pudique et profond, inscrit la nostalgie dans le paysage, concluant le poème sur une résonance émotionnelle durable.
Lecture globale
Ce poème dépeint, à travers l'étang montagneux de Shen Dongmei, l'idéal érémitique du poète. Shen Dongmei, d'une noble simplicité et adepte du taoïsme, a créé un étang inspiré du légendaire Yingzhou, incarnant l'idéal de vie "tranquille et non-agissante" des lettrés tang. L'ouverture "Ce jeune immortel voué au Dao" établit non seulement le caractère du personnage, mais aussi l'atmosphère transcendante du poème.
Les deux premiers distiques décrivent un monde où "monde humain et royaume immortel se rencontrent". Poissons nageant librement, bateaux errant à leur guise - une vision idéale d'harmonie entre l'homme et la nature. Plus qu'une simple description, c'est une projection de l'âme du poète - son désir d'échapper aux contraintes mondaines et de retrouver une liberté intérieure.
Le troisième distique passe du réel à l'idéal, élevant l'étang à un royaume utopique à travers deux allusions historiques. "Gens de Qin" évoque la paix des ermites anciens ; "ère de Yao" exprime le respect des talents nobles. Le poète ne dépeint pas seulement un environnement, mais célèbre une vision idéale de société paisible et éclairée.
Le distique final revient au point de vue du "visiteur", avec une scène au crépuscule devant la porte. La lumière déclinante baignant l'étang d'une quiétude sereine. Bien que parti, le poète reste captivé par cette scène, réticent à partir. Cette conclusion exprime à la fois l'attachement à la beauté présente et une profonde nostalgie pour la vie érémitique idéale.
D'une écriture concise mais naviguant avec aisance entre paysages et allusions, le poème fusionne réalité, histoire et état d'esprit, créant un royaume artistique d'une quiétude élégante et lointaine.
Spécificités stylistiques
- Perspective intégrée sujet-objet : Alternant entre descriptions de Shen Dongmei et expériences personnelles du poète, narratif et lyrique s'entrelacent pour révéler à la fois la beauté environnementale et les émotions.
- Paysage, émotion et raison unifiés : Les descriptions vont au-delà de la simple représentation pour incarner idéaux et philosophie. La liberté des poissons et du bateau symbolise la libération de l'esprit, les allusions reflétant l'ordre social idéal et la noblesse.
- Allusions discrètes mais pertinentes : "Gens de Qin" et "ère de Yao", bien qu'issues de classiques, s'intègrent naturellement au poème, enrichissant son épaisseur culturelle et historique.
- Conclusion subtile et durable : "M'émerveille encore" exprime l'admiration avec retenue, laissant une résonance infinie.
Éclairages
Ce poème transmet non seulement l'idéal érémitique des lettrés tang, mais aussi une attitude face à la vie - au-delà du bruit et des labeurs, se réserver un espace de quiétude. Il nous rappelle que dans la vie moderne trépidante, nous pouvons aussi trouver notre "Yingzhou", que ce soit dans la nature ou au fond de nous-mêmes.
Par ailleurs, ce poème enseigne que la nourriture culturelle ne réside pas dans l'accumulation ostentatoire, mais dans la résonance spirituelle. Utiliser paysages naturels et allusions historiques en écho perpétue non seulement la lignée culturelle, mais donne aussi plus de profondeur à la vie réelle. Pour les contemporains, c'est une "pause mentale" - trouver l'équilibre entre nature, histoire et soi, pour une vie plus poétique et paisible.
À propos du poète
Qiwu Qian (綦毋潜 692 - env. 755), originaire de Ganzhou (actuelle Ganzhou, Jiangxi), fut un poète éminent de l'École paysagère et pastorale durant la haute époque Tang. Il obtint le titre de jinshi en 726 (14ᵉ année de l'ère Kaiyuan) et occupa des postes officiels tels que Rectificateur des Omissions (You Shiyi) et Directeur des Archives impériales (Zhuzuo Lang) avant de se retirer dans la région du Jiangnan. Sa poésie, célèbre pour ses descriptions de la vie recluse et des paysages naturels, se caractérise par un style serein et dépouillé. Il échangea des poèmes avec des figures littéraires comme Wang Wei et Meng Haoran. Les Poèmes complets des Tang (Quan Tangshi) conservent 26 de ses poèmes, qui se distinguent dans la tradition paysagère du haut Tang et exercèrent une influence significative sur le développement ultérieur de la poésie inspirée du zen.