Pourrais-je oublier mon lopin de terre ?
Mais qui m’a condamné à aimer ces lignes de livres ?
Les oies sauvages, au sud en automne, au nord au printemps, se ressemblent,
Le saule songe, la fleur s’émeut — mais le loriot ne vaut pas cela.
Poissons et crevettes du marché, vin de la taverne villageoise,
Choux et moutarde fleuris, légumes de la fin du printemps.
S’enivrer au pavillon d’adieu n’est point difficile,
Laisse le Créateur se jouer de moi, n’y prête pas attention !
Poème chinois
「宿横冈」
杨万里
我岂忘怀一亩居,谁令爱读数行书。
秋南春北雁相似,柳思花情莺不如。
上市鱼虾村店酒,带花菘芥晚春蔬。
长亭一醉非难事,造物相撩莫管渠。
Explication du poème
Ce poème fut composé par Yang Wanli lors d'un voyage sous la dynastie des Song du Sud. Le site de Henggang se trouve dans l'actuel district de Jishui au Jiangxi, près de la région natale du poète. Tout au long d'une carrière officielle mouvementée qui le mena du nord au sud, Yang Wanli conserva toujours son amour de la nature et son souci du peuple. Ce poème fut probablement écrit lors d'un déplacement professionnel ou d'un retour au pays dans ses dernières années, inspiré par une nuit passée à Henggang. On y trouve à la fois des réflexions sur la vie d'errance, la joie des paysages champêtres, et une perception philosophique des vicissitudes de l'existence.
Premier distique : « 我岂忘怀一亩居,谁令爱读数行书。 »
Wǒ qǐ wàng huái yī mǔ jū, shéi lìng ài dú shù háng shū.
"Comment pourrais-je oublier ma demeure au milieu d'un arpent de terre ?
Mais qui m'a poussé à tant aimer lire ces quelques lignes de livres ?"
Dès l'ouverture, le poète exprime son attachement viscéral à la vie rustique. "Un arpent de terre" symbolise le refuge pastoral, tandis que "quelques lignes de livres" représente l'attrait des études qui l'ont conduit à servir l'État. Ce distique révèle la tension intime entre vocation littéraire et aspiration érémitique.
Second distique : « 秋南春北雁相似,柳思花情莺不如。 »
Qiū nán chūn běi yàn xiāng sì, liǔ sī huā qíng yīng bù rú.
"Les oies sauvages migrent au sud en automne, au nord au printemps, toujours semblables ;
Les sentiments des saules et des fleurs, les rossignols ne les égalent pas."
Par la métaphore des migrations aviaires, le poète oppose la constance des cycles naturels à l'inconstance des affections humaines ("sentiments des saules et des fleurs"). La nature suit des lois immuables là où les émotions humaines sont éphémères - une méditation existentielle en forme de constat.
Troisième distique : « 上市鱼虾村店酒,带花菘芥晚春蔬。 »
Shàng shì yú xiā cūn diàn jiǔ, dài huā sōng jiè wǎn chūn shū.
"Poissons et crevettes au marché, vin de l'auberge villageoise,
Choux et moutardes en fleurs, légumes de fin de printemps."
Le poète tourne ici son regard vers les scènes de la vie quotidienne. Cette évocation sensorielle des produits du marché (saveurs, couleurs) compose un tableau vivant de la prospérité rurale, révélant son attachement aux plaisirs simples et authentiques.
Quatrième distique : « 长亭一醉非难事,造物相撩莫管渠。 »
Cháng tíng yī zuì fēi nán shì, zào wù xiāng liáo mò guǎn qú.
"S'enivrer dans le pavillon n'est guère difficile,
Lorsque le Créateur nous taquine, ne nous en soucions point."
Le poème culmine sur une note de résignation philosophique. "Le Créateur nous taquine" exprime avec humour l'idée d'un destin capricieux, auquel le poète oppose une insouciance détachée ("ne nous en soucions point"). Cette conclusion révèle une sagesse faite d'acceptation joyeuse.
Lecture globale
Ce poème déploie une progression magistrale de la nostalgie à l'épicurisme. Il commence par l'évocation du conflit intérieur entre devoir officiel et désir d'érémitisme, se poursuit par une méditation sur l'éternel retour naturel opposé à l'impermanence humaine, puis bascule vers une célébration des plaisirs ruraux avant de s'achever sur une philosophie de l'abandon joyeux au destin. La structure épouse ainsi un mouvement circulaire, de l'introspection à l'ouverture au monde.
La tension entre "un arpent de terre" (vie simple) et "quelques lignes de livres" (vocation lettrée) incarne le dilemme classique du lettré-fonctionnaire. La résolution poétique passe par l'immersion dans les plaisirs sensoriels immédiats ("vin de l'auberge villageoise") et une acceptation détachée des caprices du destin ("ne nous en soucions point").
Spécificités stylistiques
- Dialectique des contraires : Opposition constante entre attachement terrestre et aspirations spirituelles.
- Métaphores organiques : Migration des oies, fleurs des choux - la nature comme miroir de l'âme.
- Épicurisme sensoriel : Célébration des saveurs et couleurs qui ancre le poème dans le concret.
- Humour philosophique : "Le Créateur nous taquine" allège la gravité du questionnement existentiel.
- Structure cyclique : Le poème revient à son point de départ après une boucle méditative.
Éclairages
Cette œuvre illustre l'art de Yang Wanli pour transformer les tensions intimes en poésie. Le conflit entre engagement social et retrait pastoral, entre aspirations et limites, trouve sa résolution non dans le renoncement mais dans l'acceptation joyeuse. Le poète nous enseigne qu'au cœur des contradictions humaines, l'émerveillement devant les simples plaisirs (un bon vin, des légumes frais) et une certaine légèreté face au destin ("ne nous en soucions point") peuvent apporter la paix intérieure. En célébrant ainsi l'instant présent tout en reconnaissant les caprices de l'existence, Yang Wanli offre une voie médiane entre ambition et renoncement, typique de la sagesse lettrée chinoise.
À propos du poète
Yang Wanli (杨万里 1127 - 1206), originaire de Jishui dans le Jiangxi, fut un célèbre poète de la dynastie Song du Sud, considéré comme l'un des « Quatre Grands Maîtres de la Restauration » aux côtés de Lu You, Fan Chengda et You Mao. Il obtint le titre de jinshi en 1154 et accéda au poste d'Académicien du Pavillon Baomo. Se libérant des contraintes de l'École poétique du Jiangxi, il créa le style naturel et vivant du « Chengzhai », prônant l'apprentissage de la nature et l'utilisation d'un langage simple mais profond. Sa poésie, souvent inspirée par la vie quotidienne, influença profondément les écoles lyriques ultérieures, en particulier l'école Xingling (Esprit et Sensibilité).