Le couchant m'inspire une tristesse profonde;
Le fouet en main, je pars à l’est au bout du monde.
Nuis pétales tombés ne sont choses sans cœur:
Dissous en boue, ils nourrissent encore les fleurs.
Poème chinois
「己亥杂诗 · 其五」
龚自珍
浩荡离愁白日斜,吟鞭东指即天涯。
落红不是无情物,化作春泥更护花。
Explication du poème
Ce poème fut composé en 1839 (19e année de l'ère Daoguang sous les Qing), alors que Gong Zizhen, découragé par l'échec répété de ses propositions de réforme, venait de démissionner de son poste officiel et entamait son retour vers le sud. Cinquième pièce du recueil Poèmes divers de l'année Jihai, il reflète à la fois l'amertume du poète face à son départ et la persistance de son engagement intellectuel, offrant un témoignage poignant de son cheminement intérieur tout en exprimant une préoccupation indéfectible pour le destin national.
Premier distique : « 浩荡离愁白日斜,吟鞭东指即天涯。 »
Hàodàng lí chóu bái rì xié, yín biān dōng zhǐ jí tiānyá.
Mon chagrin d'adieu, vaste comme les flots, s'étend sous le soleil déclinant ;
Fouettant mon coursier vers l'est, je pointe déjà vers les confins du monde.
Ce distique d'ouverture déploie une mélancolie grandiose. Le départ de la capitale inspire au poète des sentiments ambivalents : douleur de la séparation et excitation devant l'inconnu. L'adjectif "vaste comme les flots" (hàodàng) et l'image du "soleil déclinant" créent une atmosphère à la fois épique et élégiaque. Le geste de "fouetter son coursier" révèle une détermination teintée de bravade, tandis que "les confins du monde" suggère autant l'éloignement géographique qu'une forme de libération existentielle. L'ensemble forme un tableau puissant où l'émotion personnelle atteint une dimension cosmique.
Second distique : « 落红不是无情物,化作春泥更护花。 »
Luò hóng bù shì wú qíng wù, huà zuò chūn ní gèng hù huā.
Les pétales tombés ne sont pas dénués de sensibilité :
Transformés en terre printanière, ils nourriront les fleurs à venir.
Ici s'opère une transmutation alchimique de l'échec politique en promesse féconde. Le poète, se comparant aux "pétales tombés", rejette toute accusation d'abandon. Sa retraite n'est pas désengagement mais métamorphose : comme le humus printanier, il entendra continuer à servir sa patrie par d'autres moyens. L'image organique de la terre nourricière ("nourriront les fleurs à venir") traduit une foi inébranlable dans le cycle des régénérations historiques. Ce vers, devenu proverbiel en chinois, cristallise l'idéal confucéen du lettré qui sert hors des structures officielles, et fait de Gong Zizhen une figure de proue des intellectuels réformistes du XIXe siècle.
Lecture globale
Ce poème, d'une structure dense et d'une émotion profonde, fusionne chagrin personnel, épreuves matérielles et idéal patriotique, révélant l'intégrité du poète qui « bien que parti, reste loyal ». La première partie, narrative, mêle mélancolie et détachement ; la seconde, réflexive, allie douceur et fermeté. Le vers « Les fleurs tombées ne sont pas des êtres sans cœur / En terre printanière, elles nourrissent les nouvelles fleurs » est particulièrement frappant : à travers une image pleine de vitalité, il exprime un sacrifice sans regret et une persévérance à protéger, devenant un vers immortel souvent cité. Cet esprit incarne non seulement l'autoportrait de Gong Zizhen, mais aussi la noblesse morale d'une génération de lettrés.
Spécificités stylistiques
Le poète excelle à unir sentiments et convictions, faits et principes, utilisant des images naturelles hautement symboliques pour exprimer des idées profondes. « Tristesse immense de l’adieu » et « Fouet chantant pointé vers l’est » allient mouvement et immobilité, avec une grandeur héroïque ; « fleurs tombées » et « terre printanière » transforment la tranquillité en émotion profonde, incarnant l’idéal dans l’image. Le langage, fluide et naturel, et l’émotion, sincère et élevée, forment un quatrain de sept pieds aux niveaux distincts et à la portée profonde, un modèle de concision et de densité émotionnelle.
Éclairages
Ce poème nous enseigne non seulement à exprimer la noblesse d’esprit de ceux qui se retirent, mais aussi à incarner un sens des responsabilités : « même absent, le cœur reste engagé ». À toute époque, lorsque les idéaux sont brisés et la voie incertaine, le vers de Gong Zizhen « En terre printanière, elles nourrissent les nouvelles fleurs » garde une pertinence forte. Il rappelle que, même en marge, nous pouvons persévérer dans nos idéaux, continuant par le sacrifice et l’engagement à nourrir les fleurs et les espoirs de notre temps.
Traducteur de poésie
Xu Yuanchong(许渊冲)
À propos du poète
Gong Zizhen (龚自珍, 1792 - 1841), originaire de Hangzhou dans le Zhejiang, fut un penseur, poète, écrivain et précurseur des réformes sous la dynastie Qing. Occupant des postes tels que secrétaire du Grand Conseil, responsable du Bureau des Affaires impériales et officiel des Rites, il défendit des réformes politiques et résista aux invasions étrangères, soutenant activement Lin Zexu dans l’interdiction de l’opium. Sur près de 800 poèmes, beaucoup expriment des réflexions et des critiques sociales.