Envoi au loin VI de Li Bai

ji yuan vi
Le versant Yang nous sépare des eaux de Chu ;
Les herbes de printemps verdissent le fleuve Jaune.
Mon souvenir s'étend sans jour et sans nuit,
Déferlant à l'image des vagues mouvantes.

Les vagues mouvantes courent jusqu'à la mer ;
En vain j'espère te revoir un jour.
De loin, je confie une larme à ces ondes,
Qu'elle te parvienne, toi la fleur épanouie.

Poème chinois

「寄远 · 其六」
阳台隔楚水,春草生黄河。
相思无日夜,浩荡若流波。
流波向海去,欲见终无因。
遥将一点泪,远寄如花人。

李白

Explication du poème

Ce poème est le huitième des Douze élégies lointaines de Li Bai. Bien que sa date de composition exacte soit inconnue, sa ferveur passionnée et sa mélancolie sont étroitement liées aux expériences du poète voyageant au loin et séparé longtemps de ses proches. Il projette un amour impossible à apaiser sur l’image majestueuse et infinie du fleuve, créant une œuvre romantique alliant la franchise ardente de la poésie populaire et la grandeur de l’esprit de l’âge d’or des Tang.

Premier couplet : « 阳台隔楚水,春草生黄河。 »
Yángtái gé Chǔ shuǐ, chūncǎo shēng Huáng Hé.
Le balcon céleste est séparé des eaux du Chu ; l’herbe printanière pousse sur les rives du fleuve Jaune.

Ce distique construit un vaste arrière-plan spatial à la nostalgie. « Balcon céleste » (阳台) reprend l’allusion de Song Yu dans Rhapsodie de Gaotang (« matin et soir, au pied du balcon céleste »), évoquant à la fois un lieu réel et le symbole d’un amour heureux et de retrouvailles. Il fait face au « fleuve Jaune » (黄河), lieu de résidence actuel (ou imaginé) du poète, créant un éloignement nord-sud. Le mot « séparé » (隔) exprime une barrière géographique absolue. « L’herbe printanière pousse » (春草生) est un détail poignant, révélant la longue durée de la séparation, rendant le souvenir intangible lourd par la matérialisation du temps.

Deuxième couplet : « 相思无日夜,浩荡若流波。 »
Xiāngsī wú rìyè, hàodàng ruò liú bō.
La nostalgie, sans jour ni nuit, est vaste et puissante comme un flot qui s’écoule.

Le poète matérialise un sentiment abstrait en une force naturelle majestueuse. « Sans jour ni nuit » (无日夜) souligne un état de perpétuelle nostalgie. La comparaison « vaste et puissante comme un flot qui s’écoule » (浩荡若流波) est un trait de génie : la nostalgie est aussi abondante qu’un fleuve, aussi incontrôlable que ses vagues, montrant la profondeur et l’intensité du sentiment, son dynamisme préparant l’extension vers la « mer » dans la suite.

Troisième couplet : « 流波向海去,欲见终无因。 »
Liú bō xiàng hǎi qù, yù jiàn zhōng wú yīn.
Le flot s’écoule vers la mer, mais le désir de se revoir reste sans cause ni chemin.

Ce distique marque un revirement émotionnel brutal. Le flot a une destination claire (la mer), mais la nostalgie du poète ne trouve pas de voie. L’image de l’eau change ici, passant de la métaphore de la nostalgie « vaste » au contrepoint de la rencontre « sans cause ». Leur juxtaposition crée un fort contraste : l’univers semble suivre des lois, mais les souhaits sincères de l’homme paraissent impuissants et vains face à la réalité.

Quatrième couplet : « 遥将一点泪,远寄如花人。 »
Yáo jiāng yīdiǎn lèi, yuǎn jì rú huā rén.
De loin, je prends une larme et l’envoie au loin à la personne fleurie.

Le distique final fait jaillir un romantisme extrême du désespoir. Quand toute voie réelle est fermée, le poète se tourne vers l’imagination supraréaliste. « Une larme » (一点泪) contraste fortement avec le flot « vaste », mais c’est cette infime et fragile émotion humaine qui tente de franchir la plus grande distance. L’acte d’« envoyer une larme » (寄泪) est à la fois naïf, passionné et profondément pathétique, condensant l’émotion du poème en un point pur, atteignant un effet artistique saisissant de « légèreté maîtrisant la lourdeur ».

Lecture globale

Ce poème touche par la sincérité de son émotion et la grandeur de ses images. Il commence par « la séparation », se poursuit par la « vastitude » du sentiment, bascule avec « l’absence de cause », et s’achève sur « l’envoi de larmes », formant un parcours émotionnel complet et mouvementé. Le poète intègre habilement la douleur intime de la nostalgie dans une série d’images puissantes (« eaux du Chu », « fleuve Jaune », « flot »), donnant à un sentiment privé une envergure épique. Pourtant, dans ce cadre majestueux, c’est l’éclat d’une larme qui est finalement mis en lumière. Ce contraste entre grandeur et petitesse, effusion et concentration, révèle la vulnérabilité, l’obstination et la noblesse des émotions humaines face au temps et à l’espace impitoyables.

Spécificités stylistiques

  • Construction minutieuse d’un système d’images : Le poème prend l’« eau » comme image centrale, générant une série d’images liées (« eaux du Chu », « flot », « mer », « larme ») qui se répondent et progressent, soutenant la structure émotionnelle.
  • Méthode lyrique entrelaçant temps et espace : L’entrelacs du « balcon céleste » (mythe/passé) et du « fleuve Jaune » (réalité/présent), de « l’herbe printanière » (temps) et des « eaux du Chu » (espace) crée un réseau lyrique multidimensionnel.
  • Maîtrise habile du rythme émotionnel : L’émotion, comme un fleuve, a des élans vastes, des contrecoups, et une culmination déterminée, rendant l’expression à la fois puissante et variée.
  • Expression ultime du romantisme : L’imagination de « envoyer une larme » transcende les lois physiques, typique du romantisme de Li Bai. Ce n’est pas une fuite, mais une victoire de la vérité émotionnelle sur la logique réaliste.

Éclairages

Ce poème montre que l’émotion sincère est une force créatrice puissante. Quand les voies réelles se ferment, le cœur peut tracer sa propre route. « Envoyer une larme » est un effort pour affirmer l’existence de l’émotion dans l’impasse, une résistance à la fois tendre et ferme face à l’adversité. Il nous inspire, dans une vie moderne pleine d’incertitudes, où les messages instantanés peuvent ne pas transmettre de sincérité, que cet engagement concentré et cette pureté obstinée sont peut-être un remède contre la dilution des sentiments. La vraie nostalgie n’est pas seulement le souvenir d’un être lointain, mais la préservation d’un territoire émotionnel intérieur qui refuse de se compromettre.

À propos du poète

Li Bai

Li Bai (李白), 701 - 762 apr. Li Bai a porté la poésie chinoise classique, en particulier la poésie romantique, à son apogée et a influencé des générations de lettrés exceptionnels dans le passé et le présent grâce à ses remarquables réalisations.

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