Quand le corbeau se perche sur la terrasse de Gusu,
Au palais du roi de Wu, Xi Shi, ivre, repose.
Chansons de Wu, danses de Chu, joie inachevée,
Les monts bleus vont mordre le soleil à demi couché.
La clepsydre d’argent, le pot d’or, l’eau fuit sans fin ;
Je me lève, vois la lune d’automne tomber sur le flot.
À l’est, le jour paraît — que peut-on contre le plaisir ?
Poème chinois
「乌栖曲」
李白
姑苏台上乌栖时,吴王宫里醉西施。
吴歌楚舞欢未毕,青山欲衔半边日。
银箭金壶漏水多,起看秋月坠江波。
东方渐高奈乐何!
Explication du poème
Ce poème fut composé par Li Bai en 731 lors de son voyage dans la région de Wu-Yue. En apparence, il dépeint le train de vie fastueux du roi Fuchai de Wu et de sa favorite Xi Shi, mais constitue en réalité une satire voilée de l'empereur Xuanzong des Tang, alors englué dans les plaisirs sensuels. Le poète utilise la terrasse de Gusu - où le roi Fuchai fit construire un palais pour Xi Shi - comme métaphore de la corruption politique de la cour des Tang. L'œuvre reflète non seulement la décadence sociale, mais aussi la réflexion profonde de Li Bai sur les déceptions politiques et existentielles.
Premier couplet : « 姑苏台上乌栖时,吴王宫里醉西施。 »
Gūsū tái shàng wū qī shí, wú wáng gōng lǐ zuì Xīshī.
Sur la terrasse de Gusu, à l'heure où se perchent les corbeilles, Dans le palais du roi de Wu, Xi Shi s'enivre.
Cette strophe établit une atmosphère crépusculaire grâce à une description minutieuse de l'environnement. « L'heure où se perchent les corbeilles » évoque le crépuscule, chargé de connotations métaphoriques qui suggèrent le déclin et la corruption du palais de Wu. L'image de « Xi Shi ivre » met en lumière l'engourdissement du roi dans les plaisirs et sa négligence politique, tout en symbolisant la fuite du temps et la vanité de l'existence.
Deuxième couplet : « 吴歌楚舞欢未毕,青山欲衔半边日。 »
Wú gē chǔ wǔ huān wèi bì, qīngshān yù xián bànbiān rì.
Chants de Wu et danses de Chu, joie inachevée, Les monts verts déjà mordent la moitié du soleil.
Cette strophe dépeint les réjouissances musicales du palais de Wu, mais l'évocation des « monts verts mordant le soleil » souligne l'implacable fuite du temps. La juxtaposition de « inachevée » et de « déjà » révèle l'inconscience du roi face au temps qui passe et son regret latent, tout en suggérant la brièveté des plaisirs et véhiculant la philosophie de la « tristesse au comble de la joie ».
Troisième couplet : « 银箭金壶漏水多,起看秋月坠江波。 »
Yín jiàn jīn hú lòu shuǐ duō, qǐ kàn qiūyuè zhuì jiāng bō.
Flèche d'argent sur cruche dorée, l'eau fuit à flots, Se levant, je vois la lune d'automne choir dans les flots.
L'image de la « flèche d'argent sur cruche dorée » évoque la longueur de la nuit et l'inexorabilité du temps. La clepsydre symbolise l'écoulement temporel, tandis que la « lune d'automne tombant dans les flots » rend tangible la solitude et la froideur nocturnes. Cette scène reflète profondément la débauche du palais de Wu, le poète utilisant les métamorphoses de la nature pour en révéler l'illusion et l'amertume.
Quatrième couplet : « 东方渐高奈乐何! »
Dōngfāng jiàn gāo nài lè hé!
A l'est, les lueurs grandissent - impuissants face au plaisir !
Ces vers s'achèvent sur une question rhétorique, exprimant tout à la fois le regret du roi de voir les plaisirs incapables de durer et la critique acerbe du poète. Avec l'aurore, les réjouissances nocturnes cessent net. Par cette touche finale, Li Bai expose la philosophie de la « tristesse au comble de la joie », rappelant que l'ivresse des plaisirs mène inexorablement au malheur.
Lecture globale
Ce poème innove tant dans la forme, transcendant la structure traditionnelle des ballades, que dans le fond, où la description de la vie au palais de Wu sert de parabole à une satire acerbe de la corruption politique sous Xuanzong. Sans critique explicite, le poète use de la fuite du temps et des changements naturels pour créer une atmosphère de mélancolie, reflétant l'implacabilité de l'histoire et la fugacité des désirs humains. Apparente évocation nostalgique, la peinture de la vie à la cour de Wu recèle en réalité une signification profonde, fustigeant avec virulence l'aveuglement des puissants dans les plaisirs et leur négligence gouvernementale. La conclusion, « A l'est, les lueurs grandissent - impuissants face au plaisir ! », élève le thème en un langage concis, rappelant l'inéluctable fin des plaisirs.
Spécificités stylistiques
- Symbolisme du temps fluide : Le poète relie l'écoulement temporel (alternance jour/nuit, changements saisonniers) à la corruption de la cour, révélant la solitude et l'impuissance succédant à la prospérité.
- Usage de la métaphore et du symbolisme : Des images comme « l'heure où se perchent les corbeilles », « les monts verts mordant le soleil » et « la lune d'automne tombant dans les flots » créent une atmosphère tout en dévoilant subtilement la décadence sociale et l'inconstance historique.
- Condensation et profondeur émotionnelle : Sans attaquer frontalement le débauche et la corruption, le poète use de descriptions naturalistes et temporelles pour exprimer indirectement sa satire des dirigeants englués dans les plaisirs.
Éclairages
Cette œuvre nous rappelle qu'individus comme nations courtisent la décadence en se vautrant dans des plaisirs éphémères. À travers des descriptions sensibles et le symbolisme du temps fluide, le poète transmet une philosophie profonde : quelques intenses que soient les plaisirs, le temps finit par tout emporter. La mise en garde implicite de « la tristesse au comble de la joie » nous exhorte à nous méfier de la quête effrénée de jouissances passagères au détriment de valeurs et de responsabilités durables. Par ailleurs, cette approche subtilement allusive invite à une réflexion approfondie sur la corruption du pouvoir et les phénomènes sociaux.
À propos du poète

Li Bai (李白), 701 - 762 apr. Li Bai a porté la poésie chinoise classique, en particulier la poésie romantique, à son apogée et a influencé des générations de lettrés exceptionnels dans le passé et le présent grâce à ses remarquables réalisations.