Je voudrais capturer tous ces paysages sublimes,
M’appuyant à la balustrade, je contemple l’horizon sans limite.
Les nuages mêlés aux reflets d’eau flottent en pourpre et jade,
Le ciel boit les vapeurs des monts, teinté de bleu et de rouge.
Une rivière baignée de cloches sous la lune de Huainan,
Mille voiles au loin, portés par les vents d’outre-mer.
Vieilli, mes vêtements gardent la poussière du monde,
Je ne puis qu’envier les oies sauvages qui fendent l’azur.
Poème chinois
「甘露寺多景楼」
曾巩
欲收嘉景此楼中,徙倚阑干四望通。
云乱水光浮紫翠,天含山气入青红。
一川钟呗淮南月,万里帆樯海外风。
老去衣衿尘土在,只将心目羡冥鸿。
Explication du poème
Ce poème fut composé au milieu de la dynastie des Song du Nord, alors que Zeng Gong, parvenu à l'âge mûr, voyageait dans le Jiangnan pour occuper un poste officiel. Passant par Zhenjiang dans le Jiangsu, il gravit le célèbre « Pavillon aux Mille Paysages » (Duojing Lou) et, ému par le spectacle, improvisa ces vers. Situé dans le temple Ganlu sur le mont Beigu à Zhenjiang, ce pavillon surplombe le fleuve et offre une vue panoramique qui inspira de nombreux lettrés à travers les âges. Malgré les vicissitudes de sa carrière et l'approche de la vieillesse, Zeng Gong y exprime une ambition intacte, révélant à travers les vastes paysages fluviaux ses aspirations idéalistes et ses méditations sur l'existence.
Premier couplet : « 欲收嘉景此楼中,徙倚阑干四望通。 »
Yù shōu jiā jǐng cǐ lóu zhōng, xǐ yǐ lángān sì wàng tōng.
Pour embrasser d'un regard tous ces splendides paysages,
Je me penche à la balustrade - le monde s'ouvre devant moi.
Dès l'ouverture, la vue depuis le pavillon est présentée comme sublime et illimitée. Les verbes « embrasser » et « contempler » unissent volonté subjective et perception objective, reflétant l'esprit vaste et les hautes aspirations du poète.
Deuxième couplet : « 云乱水光浮紫翠,天含山气入青红。 »
Yún luàn shuǐ guāng fú zǐ cuì, tiān hán shān qì rù qīng hóng.
Nuages mêlés, reflets d'eau où flottent pourpre et jade,
Ciel imprégné d'haleines montagneuses teintées de bleu et rouge.
Ce couplet peint les merveilles chromatiques du paysage. « Flottent » et « imprégné » insufflent du mouvement à la scène, tandis que les couleurs (pourpre, jade, bleu, rouge) composent une palette lumineuse et complexe. Le poète saisit ici la beauté fusionnelle des nuages, de l'eau, des montagnes et du ciel, créant une atmosphère typiquement jiangnanaise, vaporeuse et changeante.
Troisième couplet : « 一川钟呗淮南月,万里帆樯海外风。 »
Yī chuān zhōng bài huái nán yuè, wàn lǐ fān qiáng hǎi wài fēng.
Sur le fleuve, cloches bouddhiques sous la lune du Huainan,
À dix mille li, voiles et mâts voguant sur les vents marins.
Élargissant encore la perspective, ce couplet intègre dimensions auditive et dynamique. Les « cloches bouddhiques » évoquent une solennité paisible, tandis que « voiles et mâts » symbolisent l'immensité du Yangtsé se jetant dans la mer. Par cette synesthésie, Zeng Gong intensifie la grandeur du paysage fluvial.
Quatrième couplet : « 老去衣衿尘土在,只将心目羡冥鸿。 »
Lǎo qù yī jīn chén tǔ zài, zhǐ jiāng xīn mù xiàn míng hóng.
Vieillissant, ma robe garde la poussière des chemins,
Je ne puis qu'envier en cœur et regard les oies sauvages.
La conclusion bascule dans le registre lyrique, dévoilant une foi inaltérable en ses idéaux. Les « oies sauvages », symboles traditionnels de noblesse et de liberté, représentent ici l'aspiration à transcender les contingences terrestres. Malgré l'âge et les tribulations bureaucratiques, le poète garde intacte sa soif d'élévation, les yeux tournés vers les hauteurs célestes.
Lecture globale
Ce poème débute par une évocation paysagère depuis un pavillon élevé, pour progressivement dériver vers des réflexions existentielles, passant habilement de l'extérieur à l'intérieur, du paysage à l'émotion. Sa structure rigoureuse et sa composition claire se déploient en deux mouvements : les six premiers vers décrivent le paysage selon une progression du proche au lointain, du statique au dynamique, dévoilant non seulement la splendeur majestueuse et sereine du Pavillon aux Multiples Vues, mais préparant aussi l'épanchement émotionnel. Le distique final opère un retournement abrupt, synthétisant le poème en unissant expérience personnelle et idéal élevé, incarnant l'introspection et les aspirations du lettré.
À travers le prisme des paysages du Jiangnan, le poète construit un espace esthétique où se fondent visions, sons et émotions. Le contraste entre l'immensité du fleuve et du ciel et l'errance des affaires humaines crée une tension entre la magnificence déployée et la mélancolie des ambitions inassouvies, donnant naissance à un style poétique à la fois puissant et profondément suggestif.
Spécificités stylistiques
- Paysage vaste et structuré
Le poète déploie le paysage selon une perspective ascendante, du proche au lointain, intégrant couleurs, sons, mouvements et immobilité, où montagnes, eaux, pavillons, lune et cloches monastiques composent des strates visuelles à la fois amples et délicates. - Émotion incarnée dans le paysage, idéal suggéré par la scène
Sans exprimer directement ses aspirations, le poète les insinue à travers le paysage, particulièrement dans le vers "envier l'oie sauvage des cieux", qui résonne avec la signification globale du poème, porteur d'une ambition profonde. - Précision lexicale et sonorité rythmée
Des caractères comme "flotter", "pénétrer", "contenir", "envier" sont d'une exactitude vivante, à la fois évocateurs et rythmés, tandis que les parallélismes tonaux reflètent le style élégant et rigoureux de Zeng Gong.
Éclairages
Cette œuvre démontre qu'au sein de la beauté naturelle vaste et pure, le poète maintient une posture spirituelle refusant la résignation, aspirant à un idéal de noblesse. Elle nous enseigne qu'au milieu des vicissitudes mondaines, nous devons préserver une sensibilité transcendante et une quête inaltérable, capables même dans l'âge mûr de nourrir de hautes ambitions et de viser les cieux. "Envier l'oie sauvage" n'est pas seulement une autoportrait du poète, mais aussi une métaphore inspirante : ne pas laisser un échec temporaire oblitérer une vocation durable, car seule la persistance d'un idéal élevé permet de franchir les tempêtes.
À propos du poète
Zeng Gong (曾巩 1019 - 1083), originaire de Nanfeng dans la province du Jiangxi, compte parmi les illustres "Huit Grands Maîtres de la Prose des Tang-Song". Ses écrits se distinguent par leur équilibre classique élégant, célébrés pour leur argumentation rigoureuse et leur artisanat littéraire raffiné. Alors que sa poésie embrassait une subtilité sans artifice, sa prose atteignit ce que les critiques ont qualifié de "quintessence de pureté" - un accomplissement qui, bien que peut-être moins éclatant que celui de ses contemporains comme Su Shi ou Wang Anshi, lui valut une révérence posthume en tant que maître fondateur de "l'École Littéraire Nanfeng".