Les fleurs flétries volent et parsèment les cieux.
Qui, les voyant fanées sans parfum, en est soucieux?
Elles flottent comme attachées à la filandre
Ou au chaton de saule cherchant un abri tendre.
Qu’au départ du printemps j’éprouve la douleur!
A qui confier la tristesse pleine mon cœur?
La houe en main,je sors du boudoir par la porte.
Comment puis-je mettre les pieds sur les fleurs mortes?
Les feuilles des saules et des ormes sont fraîches.
Qui se soucie de la chute des fleurs de pêche?
Pêchers et pruniers fleuriront l’année prochaine.
Pourrai-je rester dans mon boudoir sauve et saine?
En avril les hirondelles font leur beau nid.
Pourquoi envers le poutre sont-elles sans merci?
Bien qu’elles picorent au pêcher l’an prochain,
Ne savent-elles pas
Que, le poutre pourri, il n'y restera plus rien?
Il y a trois cent soixante jours dans une année;
Givre et vent les menacent comme des épées.
Combien de temps peuvent-elles demeurer belles?
Où peut-on les trouver une fois pêle-mêle?
Il est difficile de les trouver, tombées;
Les enterrant près du perron, je suis désolée.
La houe à la main, je pleure sans être vue;
Les larmes tournent en sang, sur l’herbe répandues.
Le coucou ne dit rien à la chute du jour;
Je ferme la double porte après mon retour.
Je vais au lit dans ma chambre mal éclairée;
Ma couverture à la nuit froide n'est pas chauffée.
Pourquoi doit-on souffrir tant de corps et d’esprit?
On s’en veut au printemps et on le regrette aussi:
Pourquoi est-ce qu’il vient tantôt et part tantôt?
A son départ comme au retour il ne dit mot.
Hier soir une élégie me perçait jusqu’au cœur.
Était-ce de l’âme de l’oiseau où de la fleur?
Retenir l’oiseau ou la fleur, c’est difficile:
Car l'un ne chante plus et l’autre est fragile.
Puisse-je pousser aujourd'hui deux ailes légères
Pour voler avec les fleurs au bout de la terre!
Où au bout de la terre
Se trouve une tombe solitaire?
C’est mieux d’emplir un sac de vos fragrants pétales
Et de les enterrer dans votre place natale.
Pures vous êtes nées, vous vous y rendrez pures.
Ne soyez pas souillées de boue sale ou d'ordures!
Maintenant que vous êtes mortes, je vous enterre;
Je ne sais quand je ne serai plus que poussière.
Quand j’enterre les fleurs, on rit de ma folie.
Ô qui après ma mort m’aurait ensevelie?
Voilà le printemps vieux, les fleurs tombent sans cesse;
C’est le temps pour la belle de mourir de vieillesse.
Une fois le printemps et la belle vieillis,
La belle comme les fleurs tombe dans l’oubli.
Poème chinois
「黛玉葬花词」
曹雪芹
花谢花飞花满天,红消香断有谁怜?
游丝软系飘春榭,落絮轻沾扑绣帘。
帘中女儿惜春莫,愁绪满怀无处诉。
手把花锄出绣帘,忍踏落花来复去?
柳丝榆荚自芳菲,不管桃飘与柳飞。
桃李明年能再发,明岁闺中知有谁?
三月香巢已垒成,梁间燕子太无情!
明年花发虽可啄,却不道人去梁空巢也倾。
一年三百六十日,风刀霜剑严相逼。
明媚鲜妍能几时?一朝漂泊难寻觅。
花开易见落难寻,阶前闷杀葬花人。
独把香锄泪暗洒,洒上花枝见血痕。
杜鹃无语正黄昏,荷锄归去掩重门。
青灯照壁人初睡,冷雨敲窗被未温。
怪奴底事倍伤神?半为怜春半恼春。
怜春忽至恼忽去,至又无言去不闻。
昨宵庭外悲歌发,知是花魂与鸟魂。
花魂鸟魂总难留,鸟自无言花自羞。
愿奴胁下生双翼,随花飞落天尽头。
天尽头,何处有香丘?
未若锦囊收艳骨,一抔冷土掩风流。
质本洁来还洁去,强于污淖陷渠沟。
尔今死去奴收葬,未卜奴身何日亡?
奴今葬花人笑痴,他年葬奴知是谁?
试看春残花渐落,便是红颜老死时!
一朝春尽红颜老,花落人亡两不知。
Explication du poème
Ce poème fut composé au chapitre XXVII du Rêve dans le Pavillon rouge, alors que Lin Daiyu, seule dans le Jardin des Rêves rouges, enterrait des fleurs fanées et, émue par le déclin printanier, improvisa cette Complainte sur les fleurs ensevelies. Moment crucial d'effusion lyrique dans son existence, ce chant compte parmi les poèmes les plus symboliques de l'œuvre.
Daiyu s'y compare aux pétales tombés, exprimant à travers leur chute le destin tragique des beautés éphémères et la mélancolie d'une vie promise à une fin précoce. Ces vers révèlent aussi avec acuité son tempérament hypersensible et son âme mélancolique, en dissonance avec le monde. Bien plus qu'une expression personnelle, ce poème métaphorise le déclin inéluctable de la glorieuse maison Jia.
Première section
« 花谢花飞花满天,红消香断有谁怜? »
Huā xiè huā fēi huā mǎn tiān, hóng xiāo xiāng duàn yǒu shuí lián ?
Fleurs fanées, fleurs envolées, fleurs emplissant le ciel,
Rouge disparu, parfum rompu - qui donc en aura pitié ?
« 游丝软系飘春榭,落絮轻沾扑绣帘。 »
Yóu sī ruǎn xì piāo chūn xiè, luò xù qīng zhān pū xiù lián.
Filaments soyeux flottant aux kiosques printaniers,
Duvet tombant effleurant les rideaux brodés.
« 帘中女儿惜春莫,愁绪满怀无处诉。 »
Lián zhōng nǚ'ér xī chūn mò, chóu xù mǎn huái wú chù sù.
La jeune fille derrière les rideaux pleure le printemps perdu,
Son cœur submergé de chagrin sans personne à qui se confier.
« 手把花锄出绣帘,忍踏落花来复去? »
Shǒu bǎ huā chú chū xiù lián, rěn tà luò huā lái fù qù ?
Une bêche à fleurs en main, elle sort des tentures,
Comment fouler ces pétales tombés en allant et revenant ?
Ce passage inaugural de la Complainte sur les fleurs ensevelies frappe par son intensité visuelle et émotionnelle. Le vers « Fleurs fanées, fleurs envolées, fleurs emplissant le ciel » accumule trois occurrences du mot « fleur », créant une pluie pétale d'une beauté à la fois grandiose et funèbre, préfigurant la mélancolie profonde de l'héroïne. « Le rouge s'éteint, le parfum se rompt » capture l'abandon posthume des corolles et la dispersion des âmes aromatiques, quintessence de la fugacité vitale. La question « Qui donc les plaindra ? » est autant une interrogation juvénile que la source affective de l'ensemble : si ces beautés éphémères sont délaissées, en sera-t-il de même pour elle ?
Les « fils de soie flottants » et les « chatons tombés », ultimes stigmates du printemps, dépeignent autant la réalité saisonnière que la dissipation de l'espoir et de la jeunesse. Le vers « la jeune fille derrière le rideau » révèle pour la première fois Lin Daiyu, endeuillée par les fleurs et le crépuscule printanier. Son chagrin sans voix révèle une âme d'une sensibilité extrême, vibrante à l'unisson du déclin saisonnier. Le détail « un râteau à fleurs en main, elle écarte la tenture / Comment fouler ces pétales allant et venant ? » atteint un pathos suprême : consciente de leur mort, elle refuse encore de les piétiner. Cette interaction fleur-humaine pousse l'empathie à son paroxysme, exprimant avec pudeur son angoisse existentielle face à la brièveté de la vie et du destin des beautés.
Fusionnant paysage et état d'âme, métamorphosant la flore en miroir humain, ce passage déploie avec une maîtrise absolue le caractère solitaire, passionné, vulnérable et hypersensible de Lin Daiyu. Il pose les fondations émotionnelles et philosophiques de toute la Complainte, en un chef-d'œuvre d'introspection lyrique.
Deuxième section
« 柳丝榆荚自芳菲,不管桃飘与柳飞。 »
Liǔ sī yú jiá zì fāng fēi, bù guǎn táo piāo yǔ liǔ fēi.
Branches de saule et fleurs d'orme s'épanouissent sans souci,
Indifférentes aux pêchers flétris et saules envolés.
« 桃李明年能再发,明岁闺中知有谁? »
Táo lǐ míng nián néng zài fā, míng suì guī zhōng zhī yǒu shuí ?
Pêchers et pruniers refleuriront l'an prochain,
Mais qui sait qui restera dans le gynécée ?
« 三月香巢已垒成,梁间燕子太无情! »
Sān yuè xiāng cháo yǐ lěi chéng, liáng jiān yàn zi tài wú qíng !
En mars déjà les nids parfumés sont bâtis,
Les hirondelles sous nos poutres - quelle cruauté !
« 明年花发虽可啄,却不道人去梁空巢也倾。 »
Míng nián huā fā suī kě zhuó, què bù dào rén qù liáng kōng cháo yě qīng.
L'an prochain elles picoreront les fleurs nouvelles,
Sans savoir que l'homme parti, le nid vide s'écroulera.
Ce passage opère une transition des fleurs fanées vers une méditation sur la fuite du temps et l'impermanence de la vie. Le vers "Les saules et les graines d'orme exhalent leurs parfums" semble décrire l'abondance printanière, mais cache en réalité une critique acerbe de l'indifférence du monde. Tandis que la nature continue imperturbable son cycle, les affaires humaines connaissent d'insidieux bouleversements. Pêchers en fleurs perdant leurs pétales, chatons de saule s'envolant - personne ne s'en soucie, rien ne peut les retenir. Ce violent contraste entre nature impassible et sensibilité humaine exacerbe le sentiment de solitude et d'abandon du poète.
"Pêchers et pruniers refleuriront l'an prochain/Mais qui donc dans le gynécée les verra?" Ces deux vers frappent au cœur de la fragilité vitale et de l'instabilité du destin féminin. Les fleurs renaîtront, mais les êtres? Ce "qui donc" n'est pas une question rhétorique, mais une interrogation douloureuse sur sa propre existence. Dans le contexte du Rêve dans le Pavillon Rouge, c'est une prémonition de Lin Daiyu sur sa mort prochaine - elle pressent avec acuité que sa vie sera aussi brève qu'une fleur tombée. Cette mise en parallèle du destin humain et des cycles naturels intensifie la mélancolie.
"Les hirondelles sous les poutres, trop cruelles!" Personnifiant avec habileté les oiseaux, ce vers leur reproche leur "cruauté", critiquant non seulement leur indifférence aux affaires humaines, mais reflétant aussi l'ignorance générale envers le sort des beautés éphémères. Ces hirondelles, symboles de vitalité naturelle, reviennent chaque année nicher parmi les fleurs sans se soucier des changements humains.
Le vers final "Sans voir qu'après les hommes, les poutres vides et les nids ruinés" marque l'apogée émotionnelle. Le poète imagine l'année suivante: fleurs écloses, hirondelles revenues, mais plus personne pour les admirer ou habiter ces lieux - le passé chaleureux réduit à des poutres vides et des nids écroulés. Plus qu'une allusion à la mort, c'est une lamentation sur l'oubli inévitable. Malgré les traces laissées par une vie et un amour révolus, nature et humains demeurent indifférents, tournant la page, laissant la poétesse seule avec son chagrin.
D'une profondeur poétique remarquable, ce passage condense une émotion intense. À travers les images dynamiques de fleurs tombées, chatons voltigeants et hirondelles printanières, il déploie par strates une angoisse existentielle face à la brièveté de la vie et à l'inconstance des choses humaines. Lin Daiyu fusionne son destin et ses sentiments avec les plus infimes mouvements de la nature, créant une beauté tragique d'une puissance transperçante.
Troisième section
« 一年三百六十日,风刀霜剑严相逼。 »
Yī nián sānbǎi liùshí rì, fēng dāo shuāng jiàn yán xiāng bī.
Trois cent soixante jours par an,
Sans répit le vent-couteau et le givre-épée l'assiègent.
« 明媚鲜妍能几时?一朝漂泊难寻觅。 »
Míngmèi xiān yán néng jǐ shí? Yī zhāo piāobó nán xúnmì.
Combien de temps durent ces fraîches splendeurs ?
Un matin de tourmente, et plus trace d'elles.
« 花开易见落难寻,阶前闷杀葬花人。 »
Huā kāi yì jiàn luò nán xún, jiē qián mèn shā zàng huā rén.
La floraison se voit, la chute se cache,
Sur les degrés, l'ensevelisseuse de fleurs étouffe de chagrin.
« 独把香锄泪暗洒,洒上花枝见血痕。 »
Dú bǎ xiāng chú lèi àn sǎ, sǎ shàng huā zhī jiàn xuè hén.
Seule, sa bêche parfumée en main, ses larmes coulent en secret,
Sur les rameaux fleuris, des traces sanglantes apparaissent.
Ce passage approfondit encore la mélancolie, passant de la lamentation sur l'indifférence de la nature et l'inconstance du temps à une accusation ouverte contre le destin et sa propre condition. "Trois cent soixante jours par an/Le vent-couteau, le gel-épée vous persécutent" personnifie les intempéries en forces hostiles s'acharnant sur les beautés fragiles, métaphore de l'oppression féodale envers les femmes, surtout celles "belles et talentueuses". Ces fleurs délicates qui devraient s'épanouir au printemps sont sans cesse meurtries par les "vents et gelées", faisant de leur beauté un fardeau de fragilité.
"Resplendissante et radieuse, pour combien de temps?/Un jour d'errance, et plus trace à trouver." Ces vers confrontent crûment la brièveté de l'existence et la fugacité de la beauté, où le mot "errance" décrit autant la chute des pétales que les aléas du destin, reflétant l'impuissance des femmes face aux mariages arrangés. Les fleurs s'ouvrent et tombent aussi vite, perdant avec leur éclat tout droit à l'attention - tragédie qui rappelle le sort des femmes sous le joug des rites confucéens.
"Les fleurs écloses sont visibles, tombées introuvables" recèle une amère critique sociale. Le monde ne célèbre que l'épanouissement, ignorant le déclin, tout comme il idolâtre la jeunesse féminine mais méprise son déclin. Cette indifférence esthétique et morale exaspère la "ensevelisseuse de fleurs". "Sur les degrés étouffe celle qui enterre les fleurs" montre l'héroïne au comble de l'oppression solitaire, pleurant autant les pétales que sa propre jeunesse sacrifiée.
Les derniers vers sont d'une beauté déchirante : "Seule avec son râteau parfumé, en secret pleure/Ses larmes sur les branches deviennent traces de sang." Le tableau est d'une intensité sublime : Lin Daiyu, seule à ensevelir les fleurs, voit ses larmes se transformer en stigmates sanguinolents. Cette fusion d'émotion, de geste et de paysage donne une chair poignante au chagrin. Les "traces de sang", hyperbole métaphorique, expriment une douleur si vive qu'elle semble saigner, comme si elle offrait son sang et ses larmes en hommage à ces beautés abandonnées.
Porté par une émotion brute et des images puissantes, ce passage unit conscience de soi, sentiment du destin et expression poétique en une complainte vitale bouleversante. En enterrant ces fleurs, Lin Daiyu célèbre d'avance les obsèques de sa propre jeunesse promise à l'oubli - profondeur affective et beauté des images qui serrent le cœur.
Quatrième section
« 杜鹃无语正黄昏,荷锄归去掩重门。 »
Dùjuān wúyǔ zhèng huánghūn, hé chú guī qù yǎn chóng mén.
Le coucou se tait au crépuscule,
Bêche sur l'épaule, je rentre et clos lourds vantaux.
« 青灯照壁人初睡,冷雨敲窗被未温。 »
Qīng dēng zhào bì rén chū shuì, lěng yǔ qiāo chuāng bèi wèi wēn.
La lampe bleute éclaire les murs, le sommeil vient,
Pluie froide aux carreaux, la couverture reste glacée.
« 怪奴底事倍伤神?半为怜春半恼春。 »
Guài nú dǐ shì bèi shāngshén? Bàn wèi lián chūn bàn nǎo chūn.
Pourquoi ce chagrin redoublé ?
Moitié pitié du printemps, moitié rancune.
« 怜春忽至恼忽去,至又无言去不闻。 »
Lián chūn hū zhì nǎo hū qù, zhì yòu wúyán qù bù wén.
Pitié soudaine, rancune fugace,
Venues sans mot, parties sans adieu.
Ce passage bascule dans la description du crépuscule et une intériorisation de l'émotion, tissant une atmosphère de solitude profonde qui reflète l'impuissance et les sentiments ambivalents du personnage. « Le coucou muet au jour déclinant » utilise l'oiseau comme symbole du printemps finissant, son silence accentuant la mélancolie, comme si la nature entière pleurait. À la tombée du jour, la jeune fille revient l'âme lourde, son râteau à l'épaule, refermant la porte sur un tableau de solitude poignante.
Les vers « La lampe bleutée éclaire les murs quand le sommeil vient / Pluie froide tambourine la fenêtre, la couche encore froide » intensifient la froideur nocturne et l'isolement du cœur. La lumière solitaire danse sur les parois, le dormeur ne trouvant aucun réconfort dans une couche glacée que la pluie cingle déjà. Ce contraste chaud-froid peint autant l'âpreté du réel que la détresse intime, exprimant une déréliction spirituelle.
La seconde partie « Pourquoi, dira-t-on, ce chagrin redoublé ? / Moitié pitié du printemps, moitié courroux » dévoile un dialogue intérieur. Aux yeux du monde, sa sensibilité semble excessive, mais elle en révèle la dualité : tendresse pour la beauté printanière éphémère, colère contre sa fugacité. Ce mélange définit l'âme de Lin Daiyu - émerveillée par la grâce, révoltée par sa brièveté.
Les derniers vers « L'amour du printemps vient soudain, le dépit soudain s'en va / Venue sans mot, départ sans adieu » transmuent l'émotion en images spectrales. Tendresse et ressentiment errent comme des fantômes, insaisissables et indicibles. Leur apparition et disparition silencieuses soulignent les secrets et caprices du monde intérieur, vagues émotionnelles sourdes mais bouleversantes.
Baigné de crépuscule et de pluie nocturne, ce passage use de scènes immobiles pour porter des tempêtes intérieures, révélant les abîmes contradictoires de Lin Daiyu. L'alternance pitié-courroux dépasse la simple élégie printanière pour toucher à une sagesse douloureuse sur l'inconstance de la vie et la solitude affective. La fusion de poésie et de psyché crée une œuvre à la fois subtile et poignante, où le tragique se pare d'une profondeur philosophique.
Cinquième section :
« 昨宵庭外悲歌发,知是花魂与鸟魂。 »
Zuó xiāo tíng wài bēi gē fā, zhī shì huā hún yǔ niǎo hún.
La nuit dernière, dans le jardin, un chant funèbre s'éleva -
Je sus que c'étaient l'âme des fleurs et l'âme des oiseaux.
« 花魂鸟魂总难留,鸟自无言花自羞。 »
Huā hún niǎo hún zǒng nán liú, niǎo zì wú yán huā zì xiū.
Âmes fleuries, âmes ailées, impossibles à retenir,
L'oiseau se tait, la fleur rougit de pudeur en mourant.
« 愿奴胁下生双翼,随花飞落天尽头。 »
Yuàn nú xié xià shēng shuāng yì, suí huā fēi luò tiān jìntóu.
Puissé-je voir naître des ailes à mes flancs,
Pour suivre les fleurs jusqu'au bout du ciel !
« 天尽头,何处有香丘? »
Tiān jìntóu, hé chù yǒu xiāng qiū ?
Au bout du ciel, où donc trouver la colline parfumée ?
Ce passage transcende la réalité pour pénétrer dans un monde d'âmes et de visions. Les deux premiers vers « Hier soir, dans le jardin, un chant funèbre s'éleva / Était-ce l'âme des fleurs ou l'âme des oiseaux ? » dépeignent une hallucination auditive nocturne - plainte silencieuse de l'univers ou écho des fleurs tombantes et oiseaux effarouchés, incarnant la conscience aiguë du poète face à la fugacité de la vie et la disparition des beautés. Ces « âmes des fleurs » et « âmes des oiseaux » prolongent non seulement le paysage printanier, mais symbolisent aussi l'errance solitaire de l'âme même de la jeune fille.
« Les âmes des fleurs et des oiseaux, impossibles à retenir / L'oiseau reste muet, la fleur pudique » poursuit cette idée : bien que toute chose possède une âme, le destin est implacable. Même les fleurs les plus belles et les oiseaux les plus vivants retourneront au silence. Le « mutisme de l'oiseau » révèle l'impuissance face à la mort, tandis que la « pudeur de la fleur » évoque son déclin discret, miroir de l'état d'auto-compassion de l'héroïne.
« Puissé-je faire pousser des ailes à mes flancs / Suivre les fleurs volantes jusqu'au bout du ciel » marque une explosion émotionnelle. La jeune fille imagine s'envoler au-delà du monde terrestre - ces « ailes » représentent moins un vol physique qu'une libération des souffrances et entraves du destin. « Le bout du ciel » pousse ce désir d'évasion à son paroxysme, exprimant une résolution tragique : « périr avec les fleurs », révélant l'intensité dramatique cachée sous la fragilité apparente de Lin Daiyu.
Le vers final « Au bout du ciel, où trouver un tertre parfumé ? » conclut par une question rhétorique, point culminant de l'émotion. Ce « tertre parfumé », ultime repos des âmes florales, demeure introuvable - l'interrogation déborde de désarroi, de désespoir et d'une douleur profonde, résonnant comme une cloche funèbre dans les profondeurs de l'âme.
Mêlant rêve, hallucination et fantasmagorie, ce passage élève l'acte concret d'ensevelir les fleurs à une méditation spirituelle sur l'existence. L'interpénétration des fleurs et de l'humain, des âmes et des esprits, reflète l'identification totale de Daiyu avec les fleurs (« les fleurs sont moi, mais je ne suis plus ») et son isolement absolu, présageant son destin tragique. Une mélancolie subtile se mêle à un désespoir violent - authenticité du sentiment, profondeur de la pensée - d'une beauté à fendre le cœur.
Sixième section
« 未若锦囊收艳骨,一抔冷土掩风流。 »
Wèi ruò jǐn náng shōu yàn gǔ, yī póu lěng tǔ yǎn fēngliú.
Mieux vaut un sac de soie pour ces os gracieux,
Qu'une poignée de terre froide ensevelisse tant de charme.
« 质本洁来还洁去,强于污淖陷渠沟。 »
Zhì běn jié lái huán jié qù, qiáng yú wū nào xiàn qú gōu.
Née pure, qu'elle retourne à la pureté -
Plutôt que pourrir dans quelque fossé boueux.
« 尔今死去奴收葬,未卜奴身何日亡? »
Ěr jīn sǐ qù nú shōu zàng, wèi bǔ nú shēn hé rì wáng ?
Toi morte aujourd'hui, c'est moi qui t'ensevelis,
Mais qui saura quand mon tour viendra ?
« 奴今葬花人笑痴,他年葬奴知是谁? »
Nú jīn zàng huā rén xiào chī, tā nián zàng nú zhī shì shéi ?
On rit de ma folie à enterrer des fleurs,
L'an prochain, qui rira en m'enterrant ?
« 试看春残花渐落,便是红颜老死时! »
Shì kàn chūn cán huā jiàn luò, biàn shì hóngyán lǎo sǐ shí !
Vois : le printemps décline, les fleurs tombent une à une -
C'est l'heure où la beauté vieillit et meurt !
« 一朝春尽红颜老,花落人亡两不知。 »
Yī zhāo chūn jìn hóngyán lǎo, huā luò rén wáng liǎng bù zhī.
Un jour le printemps finit, la beauté se fane,
Fleurs tombées, femme morte - deux oublis identiques.
Ce passage constitue l'apogée émotionnel de la Complainte sur les fleurs ensevelies et sa plus poignante allégorie existentielle. L'ouverture "Mieux vaut un sac de brocart pour ces ossements charmants/Qu'une poignée de terre froide ensevelissant cette grâce" assimile la chute des fleurs à la mort humaine, traitant les pétales comme des "ossements précieux" à conserver pieusement, leur beauté recouverte par une "poignée de terre froide". Ce rituel solennel, au-delà du soin porté aux fleurs, révèle la prémonition par la jeune fille de son propre destin et son fantasme d'auto-sépulture.
"Pure par nature, pure tu retourneras/Mieux qu'à pourrir dans quelque fossé immonde" - ces vers immortels expriment l'attachement à la pureté morale et au respect de la vie intacte. Les fleurs, pures, doivent retourner à un lieu pur; ces mots ne parlent pas seulement pour elles, mais constituent une confession : elle aussi est pure, préférant tomber dans sa noblesse solitaire que de se compromettre. Véritable autoportrait de Lin Daiyu, ces lignes reflètent aussi son impuissance et sa hauteur dans la société réelle.
"Toi morte aujourd'hui, c'est moi qui t'ensevelis/Mais qui, quand mon jour viendra, me rendra ces soins ?" La jeune fille passe des fleurs à son propre sort. Elle enterre les fleurs, mais mourra un jour - qui la pleurera alors ? Le vers suivant "On rit de ma folie à enterrer ces fleurs/Qui, l'an prochain, rira quand ce sera mon tour ?" est déchirant : les fleurs ont droit à ses larmes, mais son propre trépas risque d'être aussi oublié que leur chute. Cette interrogation sur sa valeur, empreinte d'une profonde solitude, révèle une conscience tragique.
Les trois derniers vers fusionnent définitivement les destins floral et humain : "Vois comme au déclin du printemps tombent les fleurs/C'est l'heure où les beautés doivent mourir !" La fin du printemps et la chute des fleurs préfigurent la disparition de la jeunesse et des charmes. L'ultime "Un jour le printemps meurt, les beautés vieillissent/Fleurs tombées, êtres disparus, nul ne saura plus" place fleurs et humains dans la même vanité, où beauté, vie et mémoire s'évanouissent sans trace. Plus qu'une méditation mélancolique, c'est une vision du destin teintée d'esthétique de la mort, aboutissement logique de l'identification de Lin Daiyu aux fleurs et de son "auto-enterrement".
Porté par une tonalité tragique, ce passage entrelace la disparition de la beauté naturelle, le destin solitaire de la jeune fille, son aspiration à la pureté, et la crainte prémonitoire d'une mort oubliée, formant le chapitre le plus puissant de la Complainte. En ensevelissant les fleurs, Lin Daiyu célèbre le requiem de son propre destin juvénile, accomplissant un adieu à la fois esthétique et philosophique.
Lecture globale
La Complainte sur les fleurs ensevelies est l'expression poétique la plus aboutie de la personnalité de Lin Daiyu. Ce long poème, d'une intensité émotionnelle rare, déploie une structure rigoureuse et un symbolisme profond. Prenant les fleurs tombées comme métaphore centrale, il progresse de la contemplation mélancolique à l'acte funéraire, faisant monter une émotion qui va de la tendresse printanière aux pressentiments mortifères, le tout porté par un lyrisme d'une beauté tragique. Bien plus qu'une élégie saisonnière, c'est une accusation poignante contre l'inconstance du destin humain. Les images foisonnantes - pétales fanés, sachets parfumés, hirondelles, lampe bleutée, pluie froide - créent une synesthésie émotionnelle qui tisse une toile à la fois sublime et douloureuse.
Spécificités stylistiques
- Fusion paysage-émotion : Le printemps déclinant devient le miroir d'une mélancolie existentielle, dans un effacement des frontières entre le moi et le monde.
- Richesse symbolique : Les fleurs tombées incarnent le destin de l'héroïne, les hirondelles l'indifférence sociale, le sachet parfumé la pureté inaltérable.
- Langage subtil, rythme vibrant : L'alternance de vers longs et courts crée une cadence incantatoire, telle une plainte musicale.
- Conscience tragique omniprésente : La prescience de la mort, assumée avec une lucidité bouleversante, imprègne chaque strophe.
Éclairages
Bien au-delà d'un simple exercice poétique, ce chant est le cri d'une âme rebelle face au destin. Lin Daiyu y transpose son désarroi existentiel, son chant du cygne pour la beauté éphémère, et son inébranlable fidélité à soi-même. Son célèbre vers "Pure par nature, pure tu retourneras" devient le credo d'une intégrité indomptable. Cette douleur n'est point faiblesse, mais l'expression ultime d'une sensibilité exacerbée et d'une authenticité absolue. À travers la tragédie personnelle de l'héroïne se lit le conflit éternel entre l'idéal féminin et les contraintes sociales. Ce que nous y découvrons dépasse la mélancolie saisonnière : c'est un combat poignant pour la dignité individuelle.
Traducteur de poésie
Xu Yuanchong(许渊冲)
À propos du poète
Cao Xueqin (曹雪芹, vers 1715-1763), lettré de la dynastie Qing. Issu d'une illustre famille de commissaires impériaux à Nankin, il connut dans son enfance le faste avant le déclin familial. Vivant dans la pauvreté en banlieue pékinoise ("mangeant la soupe de millet"), il composa Le Rêve dans le Pavillon rouge, fusionnant génie poétique et art romanesque pour ériger le chef-d'œuvre absolu du roman classique chinois.