Le vent se lève et ride 1’ étang printanier;
Je vais désœuvrée
Dans 1’ allée parfumée.
Je joue avec les canards mandarins. Parfois,
Distraitement, je broie entre mes doigts
Des pétales d’ abricotier.
Seule, accoudée contre la balustrade,
Je regarde se battre les canards, 1’ épingle de jade
Vert, posée en biais dans les cheveux.
Je t’ attends toute la journée;
Tu ne viens pas. Levant les yeux,
Je vois la pie qui annonce ton arrivée.
Poème chinois
「谒金门 · 风乍起」
冯延巳
风乍起,吹皱一池春水。闲引鸳鸯香径里,手桵红杏蕊。
斗鸭阑干独倚,碧玉损头斜坠。终日望君君不至,举头闻鹊喜。
Explication du poème
Ce ci fut probablement composé sous les Tang du Sud. Bien que la majorité des critiques l'attribuent à Feng Yansi, une minorité suggère une possible paternité de Li Yu. Le poème dépeint avec une délicatesse extrême les états d'âme d'une noble dame durant le déclin du printemps, consumée par l'attente de son bien-aimé. Il capture cette tension subtile entre mélancolie recluse et lueurs d'espoir qui caractérise si bien la psyché féminine confinée dans ses appartements intérieurs.
Première strophe : « 风乍起,吹皱一池春水。闲引鸳鸯香径里,手桵红杏蕊。 »
Fēng zhà qǐ, chuī zhòu yī chí chūn shuǐ. Xián yǐn yuān yāng xiāng jìng lǐ, shǒu ruí hóng xìng ruǐ.
Soudain le vent se lève, ridant l'étang printanier.
Dans l'allée parfumée, j'attire nonchalamment les canards mandarins,
Tout en froissant entre mes doigts les étamines des abricotiers.
L'évocation du vent printanier ("ridant l'étang") agit comme une métaphore parfaite des premiers frémissements du cœur. Le verbe "ridant" (皱) saisit avec une justesse poignante ces imperceptibles vagues émotionnelles. Face à la splendeur printanière, l'héroïne n'éprouve qu'une distraction morose - son geste apparemment oisif de froisser les fleurs trahit une solitude profonde et cette sourde jalousie envers les canards mandarins, symboles parfaits de l'union dont elle est privée.
Deuxième strophe : « 斗鸭阑干独倚,碧玉损头斜坠。终日望君君不至,举头闻鹊喜。 »
Dòu yā lán gān dú yǐ, bì yù sǔn tóu xié zhuì. Zhōng rì wàng jūn jūn bù zhì, jǔ tóu wén què xǐ.
Seule, appuyée à la balustrade où l'on combat les canards,
Mon ornement de jade penche, prêt à choir.
Tout le jour j'attends en vain mon seigneur -
Quand soudain, levant les yeux, j'entends la pie joyeuse.
Le tableau de la dame accoudée ("où l'on combat les canards") dépeint une attente devenue si habituelle qu'elle en épouse les formes architecturales. Le détail du bijou défaillant ("mon ornement de jade penche") révèle par synecdoque l'abattement physique d'une longue journée de veille. La chute inattendue avec l'arrivée de la pie - messagère traditionnelle de bonnes nouvelles - introduit une note d'espoir teintée d'ambiguïté : présage véritable ou illusion désespérée ? Cette fin en suspension, caractéristique du génie de Feng Yansi, laisse le poème vibrer d'une émotion complexe où se mêlent désarroi et espérance.
Lecture globale
Bien que bref, ce ci allie paysage et émotion avec une tendresse profonde, illustrant le style délicat et raffiné de Feng Yansi. À travers des détails intimistes d'une femme seule dans sa cour, il transforme les tourments intérieurs en gestes subtils. Des images comme « rider les eaux printanières », « cueillir des abricots rouges » ou « le jade vert penché qui tombe » dépeignent avec finesse l'évolution de ses sentiments, de la mélancolie légère à une tristesse plus profonde. La conclusion, « entendre la pie et se réjouir », sans confirmer l'arrivée de l'aimé, laisse persister un fragile espoir, révélant la lutte intérieure d'une femme cherchant du réconfort dans sa peine.
Spécificités stylistiques
L'art de ce ci réside dans sa capacité à exprimer les mouvements de l'âme avec une extrême subtilité. De petits gestes et des scènes immobiles y traduisent de grandes émotions. Les vers « rider les eaux printanières » et « le jade vert penché qui tombe » jouent à la fois sur la force visuelle et la suggestion psychologique. Structurellement, la première strophe évoque une brise printanière éveillant l'émotion ; la seconde, le chagrin transformé en attente, créant une progression graduelle. Le langage, élégant sans fiorures, et l'émotion, sincère et retenue, incarnent le style à la fois gracieux et mélancolique de Feng Yansi.
Éclairages
Ce ci dépeint l'oisiveté mélancolique d'une femme recluse, reflétant l'oppression des sentiments féminins sous le carcan des rites féodaux. Même issue de l'aristocratie et vivant dans l'opulence, elle ne peut échapper à la solitude et au tourment amoureux. Aujourd'hui, cette œuvre nous permet non seulement d'apprécier la beauté du style wanyue, mais aussi de compatir au sort des femmes d'autrefois. Tel un chant doux et envoûtant, ce ci, bien que modeste en apparence, touche par sa profondeur et sa résonance durable.
Traducteur de poésie
Xu Yuanchong(许渊冲)
À propos du poète
Feng Yansi (冯延巳, 903 - 960), originaire de Yangzhou dans le Jiangsu, fut un maître du ci sous les Cinq Dynasties. Son œuvre poétique, annonciatrice du style wanyue (élégant et retenu) des Song, rompit avec le style orné de l'école des Fleurs pour influencer directement les grands poètes des Song comme Yan Shu et Ouyang Xiu.