Le Ruisseau pur de Li Bai

qing xi xing
Le ruisseau pur lave mon cœur de son ombre,
Et son onde sans pareille éclaire mes regards.
Ô Xin’an, dont le nom clair comme le jour sombre,
Toi qui dors sur un lit de cailloux transparents,

Montres-tu, comme cette eau qui calcule sa course,
Le fond même de l’âme et son secourable cours ?
L’homme y marche, reflet dans un miroir sans tain ;
L’oiseau le traverse ainsi qu’un paravent de soie.

Mais le soir, une voix sanglote le destin,
Et la mélancolie au loin tient sa proie.

Poème chinois

「清溪行」
清溪清我心,水色异诸水。
借问新安江,见底何如此。
人行明镜中,鸟度屏风里。
向晚猩猩啼,空悲远游子。

李白

Explication du poème

Ce poème fut composé en 754, alors que Li Bai, vieillissant, errait dans la région de Xuancheng. Ayant traversé maintes vicissitudes, en particulier dix années d’existence vagabonde après son « renvoi avec des présents d’or », il avait acquis une conscience aiguë de la corruption politique et des périls du monde. Ainsi, lorsqu’il découvrit le ruisseau limpide, la pureté cristalline de ses eaux entra en résonance profonde avec son désir de transcendance et de quiétude intérieure. Plus qu’un hommage à la nature, ce poème est une méditation sur l’idéal de vie et la saveur de l’existence.

Premier couplet : « 清溪清我心,水色异诸水。 »
Qīng xī qīng wǒ xīn, shuǐ sè yì zhū shuǐ.
Le ruisseau pur purifie mon cœur ; la teinte de ses eaux diffère de toute autre.
D’emblée, le poème saisit l’essence, employant deux fois « pur » (清) en écho lyrique, soulignant la double purification de l’eau et de l’âme. « Purifie mon cœur » (清我心) est la clé, reliant directement la clarté physique à la sérénité intérieure, établissant la tonalité de fusion entre le moi et le monde. « Diffère de toute autre » (异诸水) confère au ruisseau une noblesse transcendante, à la fois description réaliste et quête d’un idéal de caractère.

Deuxième couplet : « 借问新安江,见底何如此。 »
Jièwèn Xīn’ān jiāng, jiàn dǐ hé rú cǐ.
Je demande au fleuve Xin’an, réputé si limpide qu’on en voit le fond : comment pourrait-il rivaliser avec cela ?
Utilisant une personnification interrogative, le poète introduit un autre cours d’eau célèbre comme repère. La « limpidité » (清) du fleuve Xin’an est l’apogée physique, une transparence absolue ; celle du ruisseau limpide s’élève chez Li Bai à une dimension esthétique et philosophique. Cette comparaison délibérément déraisonnable, typique de l’hyperbole de Li Bai, vise à souligner que la pureté du ruisseau dépasse les standards ordinaires, plus éthérée et spirituellement apaisante.

Troisième couplet : « 人行明镜中,鸟度屏风里。 »
Rén xíng míngjìng zhōng, niǎo dù píngfēng lǐ.
L’homme chemine comme dans un miroir brillant ; l’oiseau traverse comme entre des paravents.
Ces vers, passés à la postérité, portent l’atmosphère poétique à son apogée. Le poète compare l’eau à un « miroir brillant » (明镜), exaltant sa pureté et son pouvoir de réflexion ; les rives boisées à des « paravents » (屏风), dépeignant une beauté picturale. « Chemine » (行) et « traverse » (度) insufflent une dynamique à cette quiétude. Ce distique crée un monde pur, à mi-chemin entre rêve et réalité, où le poète, s’y perdant, atteint une symbiose cosmique.

Quatrième couplet : « 向晚猩猩啼,空悲远游子。 »
Xiàng wǎn xīngxīng tí, kōng bēi yuǎn yóu zǐ.
Le soir venu, les singes hurlent, n’éveillant qu’une vaine tristesse chez le lointain voyageur.
Le distique final opère un revirement et un approfondissement émotionnel. Au crépuscule, les cris de singes brisent la quiétude, ramenant le poète à la réalité. « Vaine tristesse » (空悲) recèle une émotion complexe : nostalgie de ce havre inaccessible, mélancolie du sort du voyageur, désolation face à l’inaccessibilité de l’idéal. Cette tristesse, accentuée par la pureté précédente, empreint le poème d’une saveur de vie poignante.

Lecture globale

Ce poème lyrique paysager a la « pureté » pour âme et l’« errance » pour fil conducteur, avec une structure ingénieuse et des émotions mouvementées. Les six premiers vers dépeignent et exaltent la pureté du ruisseau, créant un idéal transcendant, une immersion spirituelle du poète. Les deux derniers opèrent un revirement, la tristesse révélant l’écart entre idéal et réalité, une émergence émotionnelle. Cette immersion et émergence créent une tension intense, exprimant la contradiction et la souffrance du poète entre quête de transcendance et attaches mondaines. Plus le ruisseau est pur et parfait, plus il accentue la solitude et le chagrin inapaisables.

Spécificités stylistiques

  • La pureté comme colonne vertébrale, un fil conducteur : Le mot « pur » (清) est à la fois l’objet central et le vecteur émotionnel, unifiant paysage, sentiment et philosophie.
  • Usage ultime du contraste et de la mise en relief : Repoussant la pureté du ruisseau à des hauteurs esthétiques inouïes par comparaisons successives.
  • Création d’une atmosphère où réel et irréel s’engendrent : Les métaphores du « miroir » et du « paravent » élèvent le paysage réel à un monde artistique éthéré, reflet du romantisme de Li Bai.
  • Revirement de la tristesse exprimée par la joie : Le contraste entre la sérénité initiale et la mélancolie finale produit un effet artistique puissant, à la résonance durable.

Éclairages

Ce poème révèle une question existentielle profonde : comment préserver le « ruisseau limpide » intérieur en un monde trouble. Li Bai montre que la vraie pureté n’est pas une ignorance de la souffrance, mais la capacité à découvrir et chérir le beau et le noble après en avoir pris conscience. Le ruisseau limpide est la terre spirituelle qu’il se trouve, à lui-même et à toute âme en lutte. Il nous enseigne qu’en un monde complexe, si nous ne pouvons changer le « trouble » ambiant, nous pouvons creuser et préserver notre « ruisseau limpide » intérieur, capable de « purifier notre cœur » et de lutter contre le néant. Cette aspiration même au pur et au beau est une noble résistance spirituelle.

À propos du poète

Li Bai

Li Bai (李白), 701 - 762 apr. Li Bai a porté la poésie chinoise classique, en particulier la poésie romantique, à son apogée et a influencé des générations de lettrés exceptionnels dans le passé et le présent grâce à ses remarquables réalisations.

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