La mousse recouvre le bassin autrefois clair,
Le crapaud a rongé l'astre de la nuit.
Tombé dans l'oubli, en ce lieu solitaire,
Ma lumière intérieure luit encore sans bruit.
Daignez, ô passant, d'une main bienveillante,
Essuyer la poussière accumulée sur moi !
Je refléterai, dans ma surface luisante,
La chevelure noire qui couronne votre foi.
Poème chinois
「古镜」
沈佺期
莓苔翳清池,虾蟆蚀明月。
埋落今如此,照心未尝歇。
愿垂拂拭恩,为君鉴玄发。
Explication du poème
Ce poème fut composé durant l'exil méridional de Shen Quanqi. Impliqué dans l'affaire de Zhang Yizhi, le poète fut banni à la préfecture de Huan (au nord de l'actuel Vietnam), voyant sa carrière brisée et ses ambitions contrariées. Il utilise le « miroir ancien » comme métaphore de lui-même, exprimant des sentiments d'injustice mais aussi la préservation de sa pureté et de sa loyauté. Symbole traditionnel d'introspection et de clarté, le miroir incarne ici la persistance de l'idéal et de la fidélité du poète face à l'adversité.
Premier couplet : « 莓苔翳清池,虾蟆蚀明月。 »
Méi tái yì qīng chí, xiā má shí míng yuè.
Les mousses et lichens obscurcissent l'étang clair ;
Les crapauds rongent la lune brillante.
Cette ouverture semble descriptive mais porte une intention allégorique. Le miroir ancien, longtemps enfoui sous la mousse, symbolise le talent méconnu, étouffé par le monde. La lune, dont la pureté est souillée, représente un ordre social corrompu où les médiocres prospèrent. Shen Quanqi utilise des images naturelles pour évoquer son destin avec une retenue suggestive.
Deuxième couplet : « 埋落今如此,照心未尝歇。 »
Mái luò jīn rú cǐ, zhào xīn wèi cháng xiē.
Enfoui et déchu, me voilà ainsi ;
Éclairer les cœurs, je n'ai jamais cessé.
Transition vers l'autoportrait. Le miroir, bien que terni, n'a pas perdu son éclat ; le poète, bien qu'exilé, n'a pas renoncé à ses idéaux. « Éclairer les cœurs » (照心) est l'âme du poème – il signifie la loyauté intacte. Ce vers exprime la confiance du poète en sa propre intégrité et son refus de se compromettre.
Troisième couplet : « 愿垂拂拭恩,为君鉴玄发。 »
Yuàn chuí fú shì ēn, wèi jūn jiàn xuán fà.
Je souhaite la faveur d'un essuyage,
Pour vous, Sire, refléter mes cheveux grisonnants.
La conclusion est une requête empreinte de sincérité. La « faveur d'un essuyage » symbolise l'espoir d'une réhabilitation impériale ; « refléter mes cheveux grisonnants » marque à la fois l'humilité de l'âge et la constance de la loyauté. Le poète, tel le miroir, aspire à être reconnu et à servir à nouveau, avec une dignité qui évite toute bassesse.
Lecture globale
Bien que ne comptant que trois couplets et quinze caractères, ce poème possède une profondeur remarquable et une construction ingénieuse. Le miroir ancien symbolise le talent vertueux ; la mousse et les crapauds, les médiocres qui l'obscurcissent ; « éclairer les cœurs », la clarté préservée ; et la « faveur d'un essuyage », l'espoir de reconnaissance. En peu de mots, il décrit la forme d'un objet tout en exprimant une philosophie de vie, illustrant la caractéristique « sombre mais lumineuse » des œuvres tardives de Shen Quanqi.
Chaque vers possède un double sens : il parle du miroir et du poète lui-même, mêlant la déception du rejet à l'obstination de l'idéal. Le langage, simple et sans ornement, dégage une grandeur et une sincérité profonde. Comparé à d'autres œuvres similaires comme « Méditation sur des sites antiques » ou « Rencontre du destin », « Le Miroir ancien » est plus intériorisé et concentré, partageant l'élégance antique de Du Shenyan mais avec une lumière froide et solitaire qui lui est propre.
Spécificités stylistiques
- Allégorie matérielle : La clarté et l'obscurcissement du miroir symbolisent les vicissitudes du loyal serviteur.
- Ouverture suggestive : La première strophe, apparemment descriptive, cache une critique sociale via la métaphore.
- Langage concis, progression claire : Les trois couplets avancent de la situation à l'idéal, puis à l'espoir.
- Émotion authentique et ton élevé : Alliant la tristesse de l'abandon à la fermeté de la loyauté, le poème évite le pathos excessif pour préserver une dignité intrinsèque.
Éclairages
Cette œuvre ne transmet pas seulement la plainte du poète sur son sort personnel, mais aussi la croyance en une lumière intérieure indestructible. Même enseveli par le temps et recouvert de mousse, le véritable caractère et le talent continuent de briller. Par cette allégorie silencieuse, le poète nous rappelle que face à l'adversité, il faut préserver sa clarté ; même enseveli, il ne faut jamais oublier son essence première.
À propos du poète
Shen Quanqi (沈佺期 env. 656-715), prénom social Yunqing, né à Neihuang dans le Henan, fut un important poète du début de la dynastie Tang. Célèbre aux côtés de Song Zhiwen sous l'appellation "Shen-Song", leur œuvre a joué un rôle décisif dans la fixation des règles du vers régulier à cinq caractères (wuyan lüshi) de la poésie tang. Ses poèmes, souvent des compositions de cour ou des méditations inspirées par ses voyages, se caractérisent par une élégance raffinée et une rigueur structurelle. Particulièrement habile dans le vers régulier à sept caractères (qilü), son écriture incarne la transition entre l'héritage des Six Dynasties et l'âge d'or de la Grande Tang. Son apport revêt une importance capitale dans le développement de la poésie à forme fixe (jintishi).