Le vent d’automne glace le palais violet,
Le soleil blême sombre sur les toits sculptés.
Je coupe le satin, air de détresse brisé,
Tisse la soie blanche, cœur séparé qui se déchire.
La cour latérale rougit du portrait changé,
La porte Longue méprise l’or dépensé.
Faveur déplacée, la grâce s’amincit,
Affection distante, la haine s’approfondit.
Parfum éteint sous la tente à plumes vertes,
Corde rompue sur le luth phénix, inerte.
Devant le miroir, le fard rouge s’efface,
Sur les degrés, la mousse verte prend place.
Qui dit qu’en cachant l’éventail du chant,
Je compose le « Chant des Cheveux Blancs » ?
Poème chinois
「相和歌辞 · 怨歌行」
虞世南
紫殿秋风冷,雕甍白日沉。
裁纨凄断曲,织素别离心。
掖庭羞改画,长门不惜金。
宠移恩稍薄,情疏恨转深。
香销翠羽帐,弦断凤凰琴。
镜前红粉歇,阶上绿苔侵。
谁言掩歌扇,翻作白头吟。
Explication du poème
"Chant de la plainte" (怨歌行) puise son thème dans les anciens yuefu, œuvres souvent consacrées aux regrets des femmes du palais. Yu Shinan, au début des Tang, perpétue ce thème et, avec une touche délicate et vivante, dépeint le changement d'état d'esprit d'une femme de palais passant de la faveur à la disgrâce. Le poème utilise abondamment allusions et symboles, tels que "Porte Longue" et "éventail de chant", évoquant le destin de femmes de palais disgraciées comme l'impératrice Chen ou la dame Ban des Han. Le poème entier use du paysage pour soutenir l'émotion, progressant par strates, révélant l'état psychologique de regret, de solitude et d'impuissance des femmes, tout en manifestant la sympathie et l'émotion du poète face au destin féminin.
Premier distique : « 紫殿秋风冷,雕甍白日沉。 »
Zǐ diàn qiū fēng lěng, diāo méng bái rì chén.
"Le vent d'automne glacial dans le palais pourpre ;
Le soleil blanc se couche sur les auvents sculptés."
Ce distique use de l'environnement palatial pour créer une atmosphère. "Palais pourpre" (紫殿) symbolise la demeure impériale, "vent d'automne glacial" (秋风冷) suggère froideur et solitude. "Soleil blanc se couche sur les auvents sculptés" (雕甍白日沉) décrit l'obscurcissement des splendides palais dans la lumière du crépuscule, symbolisant le déclin de la faveur. Commençant par le paysage extérieur, il établit le ton mélancolique du poème.
Second distique : « 裁纨凄断曲,织素别离心。 »
Cái wán qī duàn qǔ, zhī sù bié lí xīn.
"Taillant le fin satin, une chanson triste se brise ;
Tissant la soie blanche, un cœur de séparation."
Ici, on passe de l'environnement à l'intériorité du personnage. La femme de palais se distrait en "taillant le satin" et "tissant la soie", mais ses gestes trahissent sa mélancolie de séparation. "Chanson trise qui se brise" (凄断曲) et "cœur de séparation" (别离心) expriment ensemble son regret intime, sa vie quotidienne elle-même envahie par la solitude.
Troisième distique : « 掖庭羞改画,长门不惜金。 »
Yè tíng xiū gǎi huà, cháng mén bù xī jīn.
"Dans les appartements latéraux, honte de refaire son maquillage ;
À la Porte Longue, l'or n'est pas épargné."
"Appartements latéraux" (掖庭) désigne les quartiers des femmes de palais ; "Porte Longue" (长门) renvoie à l'histoire de l'impératrice Chen des Han, disgraciée, qui utilisa de l'or pour composer les "Chants de la Porte Longue" dans l'espoir d'une réconciliation. Le poète exprime ainsi qu'après la disgrâce, même l'or et les fards ne peuvent retrouver la faveur du souverain. Par contraste, est révélée la cruauté du transfert de l'affection.
Quatrième distique : « 宠移恩稍薄,情疏恨转深。 »
Chǒng yí ēn shāo báo, qíng shū hèn zhuǎn shēn.
"La faveur déplacée, la grâce s'amenuise ;
Le sentiment distancié, la haine s'approfondit."
Ce distique exprime directement le changement émotionnel. Le déplacement de la faveur du souverain signifie que la passion passée se transforme en indifférence. L'éloignement affectif et la haine intime se superposent, rendant la souffrance plus intense.
Cinquième distique : « 香销翠羽帐,弦断凤凰琴。 »
Xiāng xiāo cuì yǔ zhàng, xián duàn fèng huáng qín.
"Parfum évanoui dans le rideau de plumes de kingfisher ;
Cordes brisées du luth phénix."
"Rideau de plumes de kingfisher" (翠羽帐) et "luth phénix" (凤凰琴) sont des symboles de luxe et de joie, mais "parfum évanoui" (香销) et "cordes brisées" (弦断) dépeignent le déclin et la mélancolie. La décadence des objets reflète la situation humaine, évoquant la solitude après la disgrâce.
Sixième distique : « 镜前红粉歇,阶上绿苔侵。 »
Jìng qián hóng fěn xiē, jiē shàng lǜ tái qīn.
"Devant le miroir, fard et poudre cessent ;
Sur les marches, la mousse verte envahit."
Ce distique aborde à la fois la personne et l'environnement : la femme ne se pare plus, signe que sa beauté décline ; les marches du palais se délabrent, la mousse les envahit, montrant l'abandon. L'humain et l'objet transmettent ensemble le sens du "délaissement".
Septième distique : « 谁言掩歌扇,翻作白头吟。 »
Shéi yán yǎn gē shàn, fān zuò bái tóu yín.
"Qui dit qu'en cachant l'éventail de chant,
L'on en vient à chanter la plainte des cheveux blancs ?"
"Cacher l'éventail de chant" (掩歌扇) symbolise la posture de la faveur passée, tandis que "plainte des cheveux blancs" (白头吟) représente le regret et le vieillissement. La comparaison entre le début et la fin, le contraste entre prospérité et déclin, sont poignants. Le distique final porte le regret à son comble : de la danse et de la musique de la jeunesse à la plainte de la vieillesse, douloureux et poignant.
Appréciation globale
Le poème dépeint le cheminement intérieur d'une femme de palais passant de la faveur à la disgrâce, de la splendeur à l'abandon. La progression du poème est très structurée : d'abord une mise en place du paysage, créant une atmosphère d'abandon ; puis la description de gestes quotidiens empreints de solitude ; ensuite l'utilisation d'allusions pour refléter le destin ; ensuite l'expression directe de l'amertume due au transfert de l'affection ; enfin, la conclusion sur la décadence des objets et l'auto-apitoiement. Le langage est clair et mélancolique, l'ambiance progresse par strates, plongeant le lecteur dans le regret de l'héroïne.
Caractéristiques stylistiques
- Exprimer l'émotion à travers le paysage
Commençant par le vent d'automne, le coucher de soleil, les marches moussues, il crée couche après couche une atmosphère de mélancolie. - Usage naturel des allusions
L'allusion de la "Porte Longue" exprime l'impuissance des femmes disgraciées, en miroir avec la réalité. - Décrire l'humain à travers les objets
Rideaux, cordes de luth, miroirs, marches moussues sont autant d'objets, mais chacun implique une tragédie du destin. - Contraste marqué
De "l'éventail de chant" à la "plainte des cheveux blancs", de la splendeur au déclin, un fort contraste renforce le sentiment de regret. - Scène et sentiment entrelacés
Le poète dépeint à la fois les objets du palais et révèle en profondeur le for intérieur des personnages, l'émotion est sincère et touchante.
Éclairages
Ce poème, par une description progressive, montre le destin d'une femme de palais passant de la faveur à la disgrâce, de la splendeur à la solitude. Initialement, c'est le froid du vent d'automne dans le palais pourpre et l'obscurcissement des auvents sculptés au coucher du soleil ; puis viennent les tristes pensées dans la taille du satin et le tissage de la soie ; ensuite l'évocation de l'allusion de la "Porte Longue" et l'expression directe du "transfert de la faveur et de l'amincissement de la grâce" ; enfin, la conclusion sur les images de déclin que sont le parfum évanoui, les cordes brisées, le fard cessé, l'envahissement de la mousse, et la "plainte des cheveux blancs" pointant l'extrême du regret. Le poète n'exprime pas seulement le regret personnel d'une femme du palais, mais reflète aussi la tragédie de l'inconstance des sentiments humains et de la richesse. Il nous enseigne que faveur et richesse sont souvent éphémères, la beauté extérieure et le luxe ne pouvant finalement résister aux changements du temps et des cœurs. La valeur durable réside dans les sentiments véritables et la fermeté intérieure, non dans la vanité extérieure et les faveurs.
À propos du poète
Yu Shinan (虞世南 558 - 638), originaire de Yuyao dans la province du Zhejiang, fut un éminent homme d’État, écrivain, calligraphe et politicien durant l’ère Zhenguan des débuts de la dynastie Tang. Il figurait parmi les « Vingt-Quatre Officiers Méritants du Pavillon Lingyan » et occupa le poste de Directeur de la Bibliothèque impériale. Sa calligraphie lui valut d’être compté parmi les « Quatre Grands Calligraphes des Débuts des Tang » aux côtés d’Ouyang Xun, de Chu Suiliang et de Xue Ji. Dans le domaine poétique, il perpétua la tradition de Xu Ling et initia un style courtois raffiné, équilibré et harmonieux. Il compila également les Extraits des Livres du Hall Nord(Beitang Shuchao), établissant un nouveau genre de littérature encyclopédique.